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Anne-Lyse Chabert, Etudiante doctorante CNRS en philosophie - A chacun son monde, à chacun son chemin ( Editions ERES n°28 - JUIN 2008)


Nous pouvons vivre dans un même espace physique sans pour autant partager un même espace vécu selon les capacités sensori-motrices dont nous sommes dotés. Comment rendre dès lors cet espace habitable par des personnes en situation de handicap ? Si le design universel en pose les principes fondamentaux, il peut être avantageusement complété par l'utilisation du concept d'affordance, qui décrit les relations entre l'individu et son milieu

 Anne-Lyse Chabert,

Etudiante doctorante CNRS en philosophie, sous la direction de C. Debru (ENS) et A. Leplège (REHSEIS, université Paris-Diderot)

 

A chacun son monde, à chacun son chemin

 

«  Personne n'a le monopole de la réalité »,

Augustin Berque, Médiance, de Milieux en Paysages

 

La réalité n'appartient à personne : ce qu'Augustin Berque, géographe lumineux, signifie à travers cette phrase, c'est qu'aucun d'entre nous n'a le droit d'affirmer, comme le fait le souverain dans Les Habits Neufs de l'Empereur, qu'une chose est de telle manière, et de telle manière seulement. Ce que l'on peut légitimement affirmer, c'est qu'une chose est bien de telle manière - ainsi, peut-être que les habits du rois sont visibles pour des personnalités haut placées, peut-être ce banc est-il effectivement vert- mais l'affirmation s'arrête là et n'a aucune valeur d'exclusion. Il se peut tout à fait qu'un autre ait une perception différente des choses (voir l'empereur tout nu, voir le banc gris). En d'autres termes, nous pouvons vivre dans un même espace physique sans pour autant partager un même espace vécu, qui dépend bien sûr de notre environnement, mais aussi de notre façon d'aborder la réalité grâce aux outils sensori-moteurs dont nous sommes dotés.

Ce thème me préoccupe depuis plusieurs années. Mes recherches concernent les liens entre espace vécu et handicap physique. L'idée principale en est que l'individu en situation de handicap, alors doté d'un bagage sensori-moteur différent de celui dont disposent la moyenne des gens (les cinq sens standard, une motricité de locomotion et préhension principalement), n'aborde pas l'espace de la même façon. Il ne le perçoit pas de la même façon, n'y agit pas de la même façon et ne l'habite pas de la même façon.

Quel type d'espace de vie implique donc le handicap physique ? Un espace amputé, lésé, donc diminué ?

Ce questionnement s'est très tôt imposé à moi : il découle sans aucun doute pour une grande partie de l'expérience du handicap physique que je vis depuis les dernières années, handicap dû à une maladie évolutive du système moteur. J'ai vu mon espace de locomotion se rétrécir, au même rythme que ma mobilité, même si l'utilisation d'un fauteuil manuel a pu toutefois en agrandir à nouveau le périmètre. Le point vraiment décisif, c'est que cet espace s'est qualitativement modifié. A chaque évolution de mon corps, à chaque nouvel instrument dont je commençais à faire usage, le monde naissait à moi sous une texture différente : je le percevais et j'y agissais différemment, j'y avais une prise différente. C'était un autre monde, plein de nouvelles relations, qu'il me fallait apprendre à habiter. Et pourtant c'étaient les mêmes lieux, la même maison, les mêmes personnes qui m'entouraient.

Une chose est sûre : je n'ai jamais eu la sensation de carence, de manque. Si mon handicap m'a toujours contrainte à adapter mon environnement aux modifications de mes capacités sensori-motrices du moment, je n'ai jamais eu l'impression que ma vie était « déficiente » en regard de celle que j'avais auparavant. Elle était sans doute plus difficile, plus contraignante, mais pas amoindrie pour autant. Elle était différente, c'est pourquoi elle a pu devenir pour moi un champ d'investigation et d'exploration, une source d'intuitions portant sur la thématique plus large du handicap.

La personne en situation de handicap ne manque donc pas d'une capacité, de même que nous ne manquons pas du sens magnétique, que nous ne manquons pas de la capacité de voler, ou que nous ne manquons pas de l'acuité auditive acquise par la personne aveugle : nous n'en sommes tout simplement pas dotés. En effet, la personne en situation de handicap réorganise ses appuis perceptifs ainsi que ses possibilités d'agir dans le monde qui l'entoure.

 

Le handicap physique résulte davantage d'un mauvais accord entre ce que donne l'environnement, et ce que l'individu est à même et a besoin de recevoir. L'origine n'en est pas simplement la déficience organique (celle du nerf optique pour la cécité par exemple), mais celle d'un complexe entre l'individu et le milieu, milieu en quelque sorte « insatisfaisant » au départ : le monde tel que nous l'avons socialement investi « attend » que nous y vivions avec les outils sensori-moteurs dont disposent la plupart des gens. Dans un monde d'aveugles, il semble en effet évident qu'aucune information dont les individus auraient volontairement investis leur environnement ne serait de type visuel[1]. De même, le silence règne à l'Institut des Jeunes Sourds (à la cantine, seul les bruits des couverts nous sont audibles, soit l'information sonore la plus inutile qui soit...).

 

C'est donc devant le défi d'une adaptation à cette réalité - qui n'a pas été « humanisée » pour elle - que se trouve la personne en situation de handicap. Comment décrire ce milieu « inhabitable » dans un premier temps ? Comment par la suite rendre « sien » cet espace qui n'a pas été élaboré pour les capacités dont dispose son corps ? Comment investir ce milieu a priori hostile, qu'il faut apprivoiser ? Quel outil conceptuel utiliser afin de décrire la notion de handicap physique de la façon la plus pertinente ?

L'objectif de cet article sera de comprendre, en suggérant une nouvelle grille de lecture du handicap physique, la façon dont s'organisent les relations de l'homme en situation de handicap dans  l'espace de nos sociétés modernes. Dans un second temps, j'essaierai de comprendre comment normaliser cet espace, comment « faire avec » un corps qui n'est pas doté des capacités attendues. Modifier, adapter son espace de façon active mettra enfin en relief l'expérience du dépassement propre au handicap physique.

 

Quel a été jusqu'à présent l'angle d'approche qui permettait de cerner la notion de handicap ? La Conception de Philipp Wood en 1980 définit le handicap comme un processus résultant de trois niveaux qui s'ajoutent les uns aux autres :

- La première étape du handicap est celle, purement biologique, de la lésion organique, de la déficience (impairment). Un organe a été endommagé ou n'est pas présent. « la déficience correspond à toute perte de substance ou altération d'une fonction ou d'une structure psychologique, physiologique ou anatomique ». L'aspect non fonctionnel de l'organe est mis en avant ici. Nous nous situons alors dans une perspective médicale : comment corriger ou réintroduire l'organe qui fait défaut ?

- En second lieu vient l'étape de l'incapacité (disability) : « une incapacité correspond à toute réduction (résultant d'une déficience) partielle ou totale, de la capacité d'accomplir une activité d'une façon, ou dans des limites considérées comme normales pour un être humain ». Nous sommes dès lors sur le plan de l'action, du comportement qui distingue le champ du « pouvoir faire » et du « ne pas pouvoir faire ». Cet aspect touche davantage au champ rééducationnel dans lequel on considère non pas la localité d'un seul organe, mais la personne comme une totalité.

- Enfin le dernier étage, soit l'émergence à proprement parler du handicap, se situe sur un plan proprement sociologique. En voici la définition : « le handicap est un désavantage social pour un individu qui résulte de sa déficience ou de son incapacité et qui limite ou interdit l'accomplissement d'un rôle considéré comme normal compte tenu de l'âge, du sexe, et des facteurs socioculturels » (c'est nous qui soulignons). C'est donc l'étape de l'exclusion : par exemple, l'individu en fauteuil roulant lorsqu'il se trouve seul devant une marche d'escalier.

Dans la situation d'une personne aveugle, l'œil est lésé (quelle qu'en soit la cause : altération du nerf optique, absence de l'organe etc. ) ce qui entraîne que les yeux ne sont plus fonctionnels. Le fait que la vision ne soit pas possible constitue l'étape de l'incapacité : la personne aveugle ne peut détecter dans son entourage les informations délivrées par la vue. Le fait que les feux rouges dans la rue, par exemple ne soient pas codés dans une autre modalité sensorielle constitue la dernière étape du handicap, celle de l'exclusion, qui empêchera l'individu en situation de cécité de sortir pour des raisons de sécurité.

 

Cette perspective est intéressante dans la mesure où elle privilégie le fait que le handicap est un produit, le fruit d'une histoire (tant environnementale et sociale qu'organique) qu'elle décompose en quatre composantes. Toutefois, comment séparer le handicap en « sous-parties » dont chacune est le champ d'études et de disciplines spécialisées, qui restent obscures aux autres ? Au lieu d'un seul problème, n'en aurions-nous pas trois dès lors ? Comment dès lors cerner le handicap dans sa dimension plus globale, aussi bien sociologique que médicale ? Car qu'est-ce que le handicap, comme le définit si sobrement Claude Hammonet, que le fait de rencontrer « un obstacle dans l'accomplissement de l'une ou de plusieurs activités » ? Ne faut-il pas dès lors interroger les limites des segmentations disciplinaires ?

Sans doute, pour cela, faut-il prendre en compte la relation de la personne à son milieu, et dans une perspective dynamique, de temps, d'espace, de relations, et non simplement de façon statique et analytique. L'approche de la « production du processus de handicap » mise au point par Fougeyrollas, prenait déjà en compte ce facteur relationnel et dynamique. La classification de la CIF en 2001 s'inspire largement de cette perspective, et classe les handicaps à la fois de façon croisée entre l'approche individuelle et environnementale.

 

L'outil que j'utiliserai pour comprendre ce processus est issu des sciences cognitives : il s'agit du concept anglais d'affordance. D'apparence barbare dans un premier temps, ce terme se réfère à une réalité pourtant simple. Le verbe anglais to afford signifie « avoir les moyens », « pouvoir se permettre », ou encore « fournir », « offrir ». Ce que Gibson forge par le mot « affordance » en 1979 décrit tout élément médiateur qui permet à l'individu de dialoguer et d'interagir avec son milieu. Ainsi, une affordance peut être un objet (un outil comme un casse-noix par exemple), une surface (plane qui permet la locomotion d'un humain), un milieu (l'air dans lequel nous vivons). Décrire un milieu en termes d'affordances, c'est donc prendre deux paramètres en compte (en mettant en exergue leur relation) : celle des propriétés du milieu, et celle de l'outillage sensori-moteur dont dispose l'individu.

Ainsi, un casse-noix est une affordance (effective dès lors que je dispose de la capacité de préhension et que mon environnement présente des noix) : il propose une opportunité d'agir. Sans ce outil médiateur, je ne peux ouvrir la noix ni par conséquent dialoguer avec mon milieu. Toutefois, ce dialogue s'avère également impossible sans cette capacité spécifique de mon corps ou cette propriété de l'environnement. Dans n'importe lequel de ces trois cas, je suis alors en situation de handicap.

C'est donc sur ces trois aspects qu'il nous faudra intervenir pour « normaliser » et adapter la relation entre l'individu et son milieu, mise en jeu dans le handicap physique. Le concept d'affordance est susceptible de décrire ces trois éléments sur lesquels il repose, et semble donc être un outil pertinent dans l'approche de la notion de handicap physique.

 

 

Etre en situation de handicap physique, c'est en effet se trouver dans une configuration particulière d'affordances. Je sais qu'une information est disponible dans mon milieu, ou qu'une action est réalisable, mais je ne suis pas en mesure de la capter ou de la réaliser. La situation de handicap ne nie pas la présence d'affordances préexistantes dans l'environnement. Bien au contraire, elle l'affirme en pointant le fait que ces dernières ne sont pas potentialisées dans le cas précis de l'individu en situation de handicap (le handicap serait alors l'univers des « anti-affordances », c'est-à-dire d'affordances non-utilisables)[2]. L'individu évolue dans un espace où les affordances qui ont été aménagées, qui sont « déjà-là », sont « inhabitables » pour lui. Il est en « exil », étranger dans son propre milieu tant que l'espace n'est pas adapté.

Illustrons notre propos par un exemple : dans la Fable Le Renard et La Cigogne (Fables, I, 2), chaque acteur est à son tour l'invité de l'autre. Dans le milieu du renard, le brouet de ce dernier ne permet pas à la Cigogne de manger, son bec est trop long pour manger dans une assiette. Toutefois, l'inverse est également vrai, et lorsque chez la Cigogne, le repas est servi « en un vase à long col et d'étroite embouchure. », le Renard se trouve désemparé. A travers cette assiette,

 

« Le bec de la Cigogne y pouvait bien passer ;

Mais le museau du sire était d'autre mesure. »

 

C'est donc cette fois le Renard qui, livré au milieu ad hoc d'un autre, n'est plus en mesure de manger. Ses normes de vie, l'espace des affordances qui lui convient, ne sont pas compatibles avec celles de la Cigogne.

La fable met en évidence qu'une situation de handicap (ou de « normalité ») est toujours réversible : il suffit de trouver un milieu adéquat[3], un espace d'affordances composé d'outils adaptés aux caractères anthropométriques, mais aussi perceptifs et moteurs de l'individu.

Toutefois, affirmer l'espace normal d'un individu ne signifie pas nécessairement exclure les autres de ce dernier, comme c'est le cas dans la fable. Il suffit de repenser la notion d'espace qui nous entoure en sous-espaces « d'inclusion », afin que n'importe quel individu, quelles que soient les exigences de son corps, puisse y habiter, et ce de manière conviviale, aisée. C'est le principe du design universel : faire qu'un objet soit utilisable quelles que soient les capacités physiques de l'agent qui en fait usage[4].

Le concept de design universel est introduit en 1977 mais ne prend son essor qu'en 1990 aux Etats-Unis, à partir de réflexions d'experts issus de divers domaines (architectes, designers, ingénieurs, urbanistes). L'intention est de concevoir un environnement utilisable par tout usager potentiel. Chaque personne est considérée et acceptée en fonction de ses capacités : c'est au concepteur d'adapter l'environnement préalablement. La frontière entre valide et invalide semble alors disparaître, laissant place à un univers où chacun se sent à l'aise. En effet, si l'individu au préalable en situation de handicap ne l'est plus, un aménagement supplémentaire est susceptible d'aider d'autres types de populations de manière plus indirecte (personnes âgées, parents qui utilisent un landau, personnes temporairement handicapées utilisant par exemple une béquille). Enfin, le fait de se sentir dans un environnement où personne ne sera exclu rend l'atmosphère générale plus conviviale. L'objectif est donc de rendre l'espace de vie à nouveau habitable par tous. Les grands principes du design universel sont au nombre de sept :

 

- principe d'utilisation équitable : toutes les conceptions doivent être utilisables de manière équitable par tout individu quelles que soient ses capacités (dans le cas inverse, des solutions doivent être proposées). L'infrastructure ne doit comporter aucun élément d'exclusion,

- principe de flexibilité d'emploi : la conception doit permettre une utilisation variée des caractéristiques qui la composent (ainsi un matériel doit convenir aussi bien aux gauchers qu'aux droitiers),

- principe de simplicité : l'utilisation d'un produit doit être facile à comprendre,

- principe de la perceptibilité de l'information : toute information nécessaire doit être communiquée (quel que soit le canal),

- principe de sécurité d'utilisation : la conception doit limiter les risques liés à une utilisation inadéquate (si une situation risquée est inévitable, il faut qu'elle soit signalisée),

- principe de l'utilisation facilitée : l'utilisateur doit pouvoir se servir du produit de manière simple et efficace, en limitant la fatigue physique,

- principe de dimensions et espace suffisants : l'espace doit permettre les déplacements aisés et être aménagé de manière optimale afin de garantir la perception, la manipulation,  la position de la personne (assis ou debout, grand ou petit).

 

Toutefois ces principes n'ont d'utilité que dans la mise en pratique : rendre un même espace habitable par chacun selon le champ de réalité qu'il peut investir. La réalité présente également des contraintes (budgétaires, historiques, géographiques, physiques etc.) qui nous contraindront à opérer des choix, afin de concevoir un lieu commun cohérent.

Comment alors opérer un tel compromis ? Quels outils de réflexion utiliser pour prendre en compte toutes ces contraintes ? C'est précisément à l'aide du concept d'affordance que nous proposons de repenser un tel espace.

Les deux pôles dont joue la notion d'affordance sont bien ceux qui nous intéressent au sein du handicap : celui de l'organisme et celui de l'environnement. Concernant l'organisme, le but ne sera pas d'essayer de le modifier, mais d'en connaître au mieux les caractéristiques. Pour cela, nous proposerons deux approches. D'une part, une connaissance biomédicale d'experts concernant le fonctionnement physiologique du patient, son système sensori-moteur, ses capacités (médecins, kinésithérapeutes, psychomotriciens) est requise. D'autre part, une approche qui prend sa source auprès des personnes handicapées elles-mêmes (ou de leur entourage proche), savoir comment elles vivent leur milieu et perçoivent leur environnement selon le type de handicap dont elles souffrent sera éclairante, car aucune approche scientifique n'est à même d'aborder une phénoménologie du handicap sans ce recours à l'expérience de la personne handicapée : chaque individu doit être considéré comme un expert de ses propres capacités. Ce n'est que dans la collaboration étroite entre ces différents partenaires qu'une connaissance exhaustive de l'organisme sera féconde : quels champs de perception ou d'action sont lésés ou sur le point de l'être, quels champs sont au contraire exploités ou susceptibles de l'être[5] ?

Une fois cette investigation menée, il convient de se pencher sur le volet de l'environnement que l'on pourra modifier, voire simplement mieux exploiter, car le principe de base du design universel est qu'il ne doit y avoir qu'un seul environnement physique exempt de ségrégation. L'enjeu est donc de maintenir, dans un unique environnement physique, un panel d'affordances « utilisables » quel que soit le corps qui s'y insère.

Quelles affordances doivent être mises en valeur au sein du milieu ? Comment les répartir spatialement ? Pourrions-nous élaborer une sorte d'algorithme qui permette d'élaborer un tel espace de manière réglée et intelligente, espace dont la conception ne comporterait aucune contradiction, aucun défaut décelable seulement après réalisation ?

Il est possible de dégager quelques principes en termes d'affordances qui modélisent l'approche du design universel :

- chaque information doit être codée et disponible au moins une fois dans l'environnement (équivalent au principe d'utilisation équitable et de perceptibilité de l'information),

- l'affordance doit être dégagée de toute influence parasitaire qui nuirait à sa perceptibilité : elle doit être isolée et mise en valeur spatialement (d'où le besoin d'espace suffisant) et qualitativement (principe de simplicité),

- l'affordance doit présenter une certaine souplesse d'utilisation, c'est-à-dire être susceptible de s'adapter à plusieurs utilisateurs dotés de configurations corporelles différentes (une toise doit pouvoir mesurer un homme grand et petit, une balance peser un homme maigre et lourd),

- l'affordance doit également posséder des qualités :

* d'efficacité d'une part (au sens de « avoir un effet », sans mettre en jeu d'autres paramètres extérieurs : principe de simplicité d'utilisation),

* de solidité d'autre part (principe de sécurité) de façon à assurer l'hôte qui l'utilise mais aussi le caractère durable de cette dernière.

 

Ces règles d'utilisation peuvent être mises en pratique de façon plus aisée que lorsque nous ne disposions que des principes du design universel. L'apport des affordances, à mi-chemin entre théorie et pratique, présente un autre avantage, celui de pouvoir penser l'espace de façon globale, sans se confiner à la localité d'une seule affordance. Ainsi, considérer une chaîne d'affordances permet de penser les relations, les dynamiques entre objets et entre individus, d'ajouter un élément « écologique ». En effet, dans la vie quotidienne, handicapés ou pas, nous ne réalisons jamais une action de manière isolée : cette dernière s'intègre toujours dans une succession d'actions.

Si la préoccupation première est bien de rendre accessible un objet (aspect analytique) au moyen des règles que l'on a énoncées, un souci qui se dessine en arrière-plan est de veiller à ce que tous les maillons (constitués d'affordances) soient utilisables dans leur globalité. En effet, à quoi sert une salle de concert aménagée si aucun bus aménagé ne la dessert ? Si des toilettes adaptées n'y sont pas prévues ? L'accessibilité a beau jeu, si aucune personne handicapée ne peut s'en servir.

Les affordances doivent donc être mises en relation, considérées dans leur enchaînement : nous pouvons alors adjoindre quelques règles à respecter d'un point de vue plus synthétique :

 

- l'enchaînement des affordances doit tenir compte du coût global de fatigue (il est vraiment dommage de rendre le lieu de travail accessible, en oubliant que la longue chaîne d'actions qui y mène est bien souvent trop épuisante (passage de l'infirmière, premiers soins, transport)

- il faut veiller sur le lieu même à aménager des espaces de repos, de vie, aisément accessibles (places de parkings réservées, toilettes aménagées, lieux de repos dédiés si besoin),

- l'enchaînement doit également garder un certain rythme, une échelle temporelle « humaine » (la multiplication d'actions est coûteuse en temps),

- l'enchaînement doit être complet, c'est-à-dire qu'à aucun moment le sujet ne doit avoir besoin de l'intervention d'un tiers. Car malgré toute la bonne volonté de nombreuses personnes, la petite phrase « c'est accessible...mis à part quelques marches, mais on peut vous aider » montre que l'accessibilité est lacunaire,

- pour qu'une chaîne d'affordances soit utilisable, il faut qu'elle n'agisse pas de façon négative sur l'individu handicapé, surtout lorsqu'elle est vouée à être empruntée régulièrement. Prenons l'exemple d'une personne paraplégique qui se déplace en fauteuil roulant pour se rendre à son travail. Si ce dernier est mal ajusté, et elle y développera un mauvais positionnement (d'où s'ensuivront de multiples irritations),

- la chaîne des affordances doit enfin être protégée d'utilisations abusives (par l'intermédiaire d'une sévère pénalité pour des voitures garées sur des places dédiées, ou sur des bateaux de trottoirs par exemple). De même, l'espace prévu pour le parcage d'éventuels fauteuils doit être maintenu, sans être transformé en débarras (linges, poubelles). Les espaces réservés doivent être considérés par tous comme absolument intouchables, qu'ils soient peu ou pas encore utilisés (ce qui est bien illustré par l'inscription qu'on rencontre parfois au dessus de certains panneaux qui représentent une place réservée vide : « ceci n'est pas une place libre »).

 

Une fois cette grille de règles opératoires élaborée, il reste à choisir les affordances à intégrer dans l'environnement et les maintenir dans la durée. Pour cela, plusieurs acteurs, experts dans leur domaine (et qui se répartiront la gestion des principes énoncés), doivent intervenir :

- des professionnels médicaux connaissant le système sensori-moteur humain et à même d'évaluer les nécessités biologiques

- des architectes et designers (ergonomes, urbanistes de façon plus large) capables de concevoir et de réaliser les espaces en questions.

- les individus en situation de handicap eux-mêmes : pour l'évaluation des besoins, la réalisation d'un parcours écologique (cerner la contradiction).[6]

La société doit également être sensibilisée à la question du handicap, y faire face concrètement et régulièrement (par l'intermédiaire de campagnes et de mobilisations, la formation scolaire, le système pénal en dernière instance ?) afin d'apprendre à tous le respect des règles énoncées.

Non seulement une collaboration entre ces différents partenaires est nécessaire, mais leur interaction l'est également. Chaque individu en effet détient une clé du processus de formation du handicap tel que le décrit la CIF : si l'un d'eux vient à manquer ou se trouve à l'écart des échanges (multidirectionnels), aucun résultat satisfaisant ne peut être obtenu.

 

 

L'affordance semble donc être un outil prometteur pour penser le handicap, rendre plus maniable et plus précise la description de l'espace entourant une personne handicapée ou la conception d'un environnement adapté. La part de flou concernant l'aspect pragmatique de la conception d'un environnement (la question « comment faire ? ») est réduite en comparaison de ce qu'on pouvait obtenir en s'arrêtant aux principes du design universel, concept à vocation plus théorique semble-t-il. Elle permettra d'élaborer une typologie précise de l'adaptation de l'espace, qui tient compte de l'ensemble des facteurs qui produisent le handicap. Des tableaux simples facilitant la conception d'un espace de vie utilisable par tous pourront être construits :

- ce qu'il faut faire versus ce qui est prohibé,

- ce qui s'applique à une affordance (niveau microscopique, description interne et analyique) versus ce qui s'applique à l'interaction entre les affordances (niveau macroscopique, vision synthétique de l'espace de vie),

- ce qui concerne la conception d'un espace d'affordances versus  son maintien.

Au-delà de ce versant pratique, le recours au concept d'affordance montre que le handicap s'apprend d'une part, pour la personne concernée, mais aussi pour ceux qui l'entourent et participent à sa vie. Il exige méthode, rigueur et discipline tant intellectuelle que matérielle. Agir dans le champ d'une personne fragilisée par le handicap requiert donc un état aigu de vigilance.

Si construire un espace et le maintenir habitable pour une personne qui jouit des facultés physiques « normales » n'a rien d'évident (il n'y a qu'à voir le désordre que peut créer au niveau urbain une panne d'électricité ou une grève des transports en commun...), l'espace adapté à une personne qui souffre d'un handicap est d'autant plus fragile et précaire. Nous sommes bien sur le fil de l'équilibriste, pour faire écho à cette jolie formule de l'article d'ouverture mise en exergue. Cet espace demande donc une attention toute particulière, dans sa conception comme son maintien, afin de perdurer, de ne pas être détérioré. Mais quelle satisfaction une fois ce juste équilibre trouvé, quelle force au sein de tant de fragilité !

 

 

Bibliographie :

 

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[1] Davantage : on peut aisément penser que la modalité visuelle, au sein d'un tel monde, serait ignorée, ce qui est transposable à notre monde soit dit en passant : n'y aurait-il pas des types particuliers d'information qui jonchent notre environnement, et dont nous ne disposons pas de l'outil sensoriel pour les capter ? Ne serions-nous pas presque tous en situation de handicap potentiel dans un autre environnement ?

 

[2] Il serait illusoire de penser qu'un espace de vie peut être « vide » de normes dès lors que du vivant (même dans le passé) s'y est introduit. On retrouve ici la différence entre espace de vie et espace géométrique.

[3] Un vivant peut s'adapter à plusieurs espaces de vie, qu'on ne peut hiérarchiser du plus au moins optimal, qu'à la condition d'avoir choisi auparavant un critère (la vitesse, la sécurité, la facilité etc.).

[4] Ce qui revient à ignorer les caractères propres du pôle « organisme » en le magnifiant comme valeur toute-puissante, absolue : on peut alors se demander dans quelle mesure il ne s'agirait pas d'une utopie, vers laquelle il faut tendre malgré tout.

[5] C'est dans ce cadre que je souhaiterais mettre à l'œuvre un volet empirique dans mon travail, consistant à pointer le fait que dans un même environnement, deux populations dont le système sensori-moteur est différent, ne réagissent pas de la même façon aux informations qui les entourent. Par exemple, on imagine facilement que dans la rue, des individus sourds développent une sensibilité sans doute plus performante à la mémoire visuelle des lieux très différente d'individus entendants. Ceci pourrait être testé en proposant successivement à un échantillon d'individus sourds, puis normaux, de détecter une information visuelle puis de la décrire a posteriori (par exemple reproduire un trajet effectué par un schéma), ou d'évaluer le temps de réaction à cette dernière (bien plus rapide sans doute chez des gens qui n'entendent pas).

 

[6] L'exemple de Jonatan Dupire, lui-même handicapé moteur, qui a édité un guide touristique à l'intention des personnes handicapées, va dans cette direction (qui mieux qu'une personne handicapée saura baliser l'espace pour les suivantes ?)

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