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Laurent LEJARD ( Journaliste) LES COULISSES DE LA FABRICATION (FAIRE FACE N°665 - JUIN 2008)


Soumis aux règles commerciales et à une réglementation complexe, le marché des aides techniques stagne, et l'innovation avec lui. Enquête sur les modes de fabrication des "outils" contemporains favorisant l'autonomie des personnes.

Aides techniques pour compenser un handicap, nouveaux yaourts à la papaye, même combat. Avant d'élaborer un nouveau produit, les fabricants étudient le marché. La décision de lancer un nouveau matériel dépend également de la solvabilité de ce marché (lire encadré page x). Le prix de revient doit absorber le coût de la recherche et développement (R&D) ainsi que la fabrication et la marge commerciale du concepteur. Si chaque industriel des aides techniques dispose de son département R&D, il peut sous-traiter la fabrication, assurer seulement l'assemblage de pièces achetées sur un marché mondial, fabriquer dans ses propres usines ou "mixer" l'ensemble. Et la qualité peut s'en ressentir : si les matériels haut de gamme sont généralement fabriqués en propre, le bas de gamme est fréquemment sous-traité dans des pays à faible coût de main-d'œuvre.

Les progrès, eux aussi, peuvent trinquer : « Il y a moins d'innovation aujourd'hui, à cause d'un resserrement du marché résultant de restrictions budgétaires dans le domaine de la santé et du handicap, constate Cécile Anselme, ergothérapeute au Cicat (1) Hacavie (Nord). Or, l'innovation dépend des constructeurs. Quand elle est issue d'un laboratoire de recherche, elle est ensuite reprise par une société commerciale ou un industriel. » Endroit de la médaille : à la différence du chercheur, l'industriel sait comment rectifier le tir si nécessaire, grâce à son expérience du marché.

 

Sous-titre : Inégalités d'accès

Un marché qui s'avère faussement mondialisé. Dupont est le seul concepteur français de fauteuils roulants mais les pièces sont fabriquées en Chine, puis assemblées en France. Chez Otto Bock, les fauteuils roulants standard sont fabriqués en Asie, les roues proviennent d'Italie, les fauteuils actifs sont réalisés en Allemagne. Meyra assemble en Allemagne à partir de pièces réalisées dans des pays asiatiques. Les fauteuils roulants de collectivités, dont la marge commerciale est faible, proviennent également d'Asie. Le belge Vermeiren se fournit en pièces et matériaux sur un marché mondialisé : si les tricycles sont encore fabriqués en Belgique, les lits médicalisés, les fauteuils roulants manuels ou électroniques ainsi que les déambulateurs sont réalisés en Pologne, et certains produits en Chine. Plus le prix du matériel est faible, plus la fabrication est exportée, en privilégiant la qualité, puis le prix.

Néanmoins, cette mondialisation n'interfère pas sur la personnalisation des fauteuils, surtout lorsque le fabricant est présent en France. Les prix de vente au public n'ont pas non plus significativement bougé ces dernières années, du fait de la sous-traitance. S'il n'apparaît pas que cette dernière ait entraîné une moindre qualité sur les modèles haut de gamme, le bas de gamme souffre d'une baisse notable de la qualité de réalisation. Cette situation résulte également de la stagnation du prix de remboursement par la Sécurité sociale au titre de la Liste des prestations et produits remboursables (LPPR), dont les tarifs n'ont pas évolué depuis au moins huit ans.

Pour les aides techniques comme pour le reste des biens, les inégalités d'accès à un matériel de qualité et de son choix se retrouvent aussi d'un pays à l'autre. Théoriquement, à séquelles handicapantes égales, le besoin en aides techniques devrait être identique dans la plupart des pays. En pratique, ce marché mondial se heurte à plusieurs obstacles. Tout d'abord, l'accès à la santé et à ses produits, intimement lié au niveau de développement social et de santé : dans les pays pauvres, qui rassemblent la majeure partie de la population de la planète, les personnes handicapées ont généralement des ressources très réduites, voire sont contraintes à la mendicité pour survivre ; elles disposent d'aides techniques minimalistes, données par charité ou bricolées. Les pays riches qui ont développé une politique en direction des personnes en situation de handicap ont généralement élaboré un système protectionniste, l'homologation nationale, qui conditionne une éventuelle prise en charge par un système de protection sociale (lire encadré page x).

 

Sous-titre : Études de marché

Par ailleurs, les usages locaux pèsent sur une diffusion uniforme des produits : par exemple, on ne trouve pas de fauteuils coquille en Allemagne parce que les médecins et thérapeutes ne le préconisent pas, alors que la "cinquième roue" (2), très utilisée outre-Rhin sur les fauteuils manuels, n'est pas employée en France.

Enfin, la diversité des langues oblige à traduire et adapter dans chacune d'entre elles les aides informatiques ou à la communication, "localisation" qui ne peut se borner à une adaptation francophone d'un matériel anglais mais doit être déclinée dans les variantes linguistiques belge, suisse, québécoise, etc.

Difficile, dès lors, de répondre à un besoin universel par une aide tout aussi universelle. « On décide tout d'abord de la partie du marché que l'on veut couvrir, en établissant le prix acceptable par le client, explique Patrick Jespers, responsable du développement chez le fabricant belge Vermeiren, installé près d'Anvers. Par exemple, il existe plusieurs fauteuils roulants multi-positions : avant de fabriquer un nouveau modèle, on réalise une étude de marché qui évalue les autres produits et le prix de vente solvable pour celui que nous envisageons. De cette étude résulte le choix des matériaux qui seront utilisés, puisqu'ils déterminent le coût de fabrication qui doit correspondre avec le prix final, frais de commercialisation et marge inclus. » Cette démarche a conduit Vermeiren à faire des choix techniques : il n'emploie pas le carbone, du fait des importants investissements nécessaires pour le travailler, estimant que les fabricants de matériel destiné aux handisportifs sont mieux placés. « Il faut que le produit soit vendable, constate Patrick Jespers, et pris en charge par un système de protection sociale, pour que les clients puissent l'acquérir. » Avec les limites imposées par les usages et réglementations nationaux : « Théoriquement, les aides techniques sont pour la plupart couvertes par des normes européennes, poursuit Patrick Jespers. Mais la spécificité des homologations nationales (lire encadré page x) fait que le marché européen est le plus difficile du monde : par exemple, un lit médicalisé vendu en France ne pourra pas l'être en Allemagne. En France, on exige un croisillon poussé par des vérins pour relever tête ou pied du lit ; en Allemagne, le relevage est assuré par moteurs verticaux. »

 

Sous-titre : « Le calme plat »

Cette obligation de disposer d'une gamme de matériel adapté à chaque pays réduit considérablement l'impact qu'aurait un grand marché européen des aides techniques sur le prix facturé aux clients : si le même matériel était vendu dans les 27 pays de l'Union, les économies d'échelle résultant des ventes à l'exportation réduiraient notablement les coûts de fabrication, les prix de revient et de vente.

Certains secteurs pâtissent de ce morcellement du marché et, avec eux, les utilisateurs, notamment hexagonaux. « Les aides informatiques en France, c'est le calme plat. On est les plus pauvres en termes de marché européen, déplore Daniel Girard, qui dirige le distributeur Vocalisis. Alors que les Belges de TNI ont connu un développement très important, parce que la société a visé les marchés européen et américain. »

Toutes les aides informatiques vendues en France sont "localisées", adaptation qui constitue un obstacle pour les matériels à faible diffusion, parce que le coût supplémentaire augmente un prix de vente qui doit rester acceptable sur un marché restreint. On trouve beaucoup de fournisseurs en Angleterre ; en France, mis à part Médialexie et Axelia, on ne peut guère compter que sur des acteurs associatifs qui développent des applications en freeware.

 

Sous-titre : Un travail en marge de la réglementation

L'informatique adaptée souffre également d'un certain désordre introduit par le financement public ou par le mécénat de projets, selon Daniel Girard : « On réinvente un produit existant, mais en moins bien, ou on vend en direct sans regarder les produits et les réseaux de distribution qui existent, avec des objectifs commerciaux qui ne tiennent pas compte des évolutions prévisibles des systèmes informatiques, au risque de laisser les clients avec un matériel qui deviendra rapidement incompatible. »

Si le hollandais AssistiveWare gère sa R&D sur ses ressources propres, le système d'aide informatique à la communication Axelia a été subventionné par le ministère de l'Industrie et de la Recherche avec, au final, un prix de vente plus élevé que des produits équivalents. La récente fourniture gratuite d'un clavier virtuel collaboratif aurait agi tel un miroir aux alouettes : « On voudrait tuer le marché du clavier virtuel, on ne s'y prendrait pas autrement, s'insurge Daniel Girard. On lance le produit, on dit qu'il marche, puis il faut donner de l'argent pour le mettre à jour tout en comptant sur un travail collaboratif d'informaticiens pour le faire évoluer. En fait, personne n'amène rien, aucun suivi n'est effectué. »

D'autres secteurs semblent mieux tirer leur épingle du jeu, comme celui de l'automobile. Ionio Innovation est la seule société française à réaliser une adaptation sur voiture automobile offrant un accès autonome à un conducteur handicapé sans qu'il ait besoin de quitter son fauteuil roulant. « On doit modifier le châssis et agir sur la structure, explique son directeur, Luigi La Scalea. Nous réalisons étude et fabricationNous fabriquons la plupart des pièces, quelques-unes sont sous-traitées à des artisans et industriels locaux. » Les commandes manuelles de conduite sont fournies par Okey Technologie, le mécanisme de motorisation et de verrouillage des portes provient d'Italie, ce matériel étant introuvable en France.

Ionio Innovation a présenté en avril sa seconde adaptation, réalisée sur un Citroën C4 Picasso fourni gracieusement par le constructeur en mai 2007, pour un coût de développement estimé entre 15 000 et 20 000 € qui est amorti sur 10 ans. La société, qui a précédemment adapté de la même manière le Renault Scénic, est seule sur ce marché de niche. Ses quelques salariés travaillent à temps plein uniquement pour ce type d'aménagement. Côté prix de vente, il faut compter 40 000 à 45 000 € tout compris, véhicule inclus, avec un régime fiscal différencié, TVA à 19,6 % pour le véhicule et 5,5 % sur les aménagements. Luigi La Scalea déplore de devoir travailler en marge de la réglementation : « Il manque des règles précises en matière d'homologation et de spécifications de ce type d'équipement, un réel vide juridique et administratif. (3)» Luigi La Scalea place ses espoirs dans une normalisation qui ferait intervenir ergothérapeutes, médecins, personnes handicapées, équipementiers et constructeurs, afin d'élaborer des spécifications délestant les industriels du risque de voir rejeter une solution d'équipement par l'administration ; ce risque réel constitue un frein à l'innovation, dans le domaine automobile et également pour d'autres aides techniques.

 

Sous-titre : Bientôt une mondialisation plus favorable ?

Le marché de l'adaptation automobile étant très concurrentiel, même si peu de solutions d'accès sans transfert sont proposées en France, Ionio Innovation affirme n'avoir pas notablement augmenté ses prix durant ces 10 dernières années. Mais que pèserait-il si des constructeurs décidaient d'adapter à la morphologie française les modèles qu'ils ont conçus pour leur marché national ?

Lors du Mondial de l'Automobile qui s'est déroulé à Paris en 2004, Daihatsu présentait la Cuore Selfmatic, une voiture cinq portes avec commandes manuelles et fauteuil roulant extractible du poste de conduite vendue l'équivalent de 10 000 € au Japon, et 13 000 € en version luxe avec lavage et nettoyage automatique des roues du fauteuil roulant embarqué ! La mondialisation, cette fois, pourrait s'avérer profitable aux consommateurs en situation de handicap...

 

(1) Centre d'information et de conseil sur les aides techniques : http://www.hacavie.com/

(2) Équipé d'une manivelle, ce système, appelé Speedy Bike en Allemagne, assure une propulsion confortable sur de longues distances.

(3) Ce flirt avec la réglementation conduit nombre de professionnels de la compensation du handicap, ergothérapeutes notamment, à vivement déconseiller à leurs usagers de tels équipements.

 

[Encadré]

L'homologation nationale

S'il existe une norme européenne pour une partie des aides techniques, elle ne s'impose pourtant pas à l'homologation nationale. Par exemple, en France, le Centre d'études et de recherche sur l'appareillage des handicapés (Cérah, rattaché au ministère de la Défense) réalise l'homologation des fauteuils roulants et autres matériels entrant dans la 4e catégorie de la Liste des produits et prestations remboursables (LPPR). L'homologation des aides techniques a un coût, 15 000 € par exemple pour un fauteuil roulant manuel. Les contraintes réglementaires nationales pèsent également en matière d'aménagement automobile.

 

[Encadré]

La solvabilité

Les aides techniques prises en charge par la Sécurité sociale ou au titre de la prestation de compensation (PC) sont distribuées et vendues par des commerçants. Dans certains cas, le prix payé par la personne handicapée est couvert en totalité, mais le "client usager" doit faire l'avance s'il ne parvient pas à s'arranger avec le vendeur. Ce circuit marchand de distribution nécessite que les consommateurs soient solvables, c'est-à-dire qu'ils puissent payer ce qu'ils achètent pour leurs besoins essentiels, voire vitaux. Or, le prix élevé de nombreux matériels, allié à la complexité de mise en œuvre parfois aléatoire des multiples systèmes de financement (il faut également leur ajouter les aides aux personnes qui travaillent, ou décidées par des collectivités locales) conduisent de nombreux consommateurs à la prudence. Il en résulte une réduction du marché potentiel qui a un impact négatif sur les prix de vente : les besoins vitaux des distributeurs sont couverts par une marge commerciale qui est d'autant plus forte que le nombre de produits vendus est faible.

 

Laurent Lejard

 

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