Partout, des livres, accessibles en position assise, rangés dans des rayonnages espacés d'1,40 m pour permettre la circulation, et même la rotation, entre eux, en fauteuil roulant. Un bâtiment accessible, en somme, du parking du sous-sol jusque dans ses étages. Au centre de l'espace consacré à la musique et au cinéma, au cœur d'un secteur grand public très visité, 300 m² de rayonnages de livres en braille. Une bibliothèque fantasmée ? Non, une réalité : la médiathèque José Cabanis, de Toulouse (Haute-Garonne). Bien sûr, là comme ailleurs, tout n'est pas parfait : au départ, les rayons bas ont été choisis moins pour les personnes en fauteuil que pour préserver la perspective et la clarté du bâtiment ; certains CD ne peuvent être attrapés en position assise ; des véhicules hauts accompagnant par exemple des groupes d'enfants en situation de handicap ne peuvent entrer dans le parking et seules deux places réservées aux macarons GIC/GIG sont à proximité. Mais globalement, cette médiathèque du sud-ouest fait figure de bonne élève.
Une exception, cette médiathèque ? En tout cas un établissement qui peut donner astuces et bons tuyaux aux bibliothèques municipales désireuses de se rendre accessibles à tous. Et elles s'avèrent de plus en plus nombreuses à chercher les moyens de ce faire : « Aujourd'hui, toutes parlent de cette nécessité, même les petites », observe Ramatoulaye Fofana-Sevestre, responsable de la mission lecture et handicap, une mission nationale rattachée au service accueil des publics de la BPI, Bibliothèque publique d'information, située au sein du Centre Georges Pompidou, à Paris. Camille Dégez, chargée de mission handicap au bureau du développement de la lecture à la Direction du livre et de la lecture (DLL, ministère de la Culture) complète : « Les bibliothèques départementales de prêt organisent de plus en plus de journées de formation de leurs collègues, et diffusent donc ce message du nécessaire accès à la lecture pour tous jusqu'aux plus petites structures. » Bien sûr, parmi les environ 3 000 bibliothèques municipales françaises, plusieurs craignent de ne pas avoir les moyens de leurs ambitions en la matière ou même, plus simplement, de ne pas avoir ceux de respecter leurs obligations légales en terme d'accès au bâti. Mais il n'en reste pas moins vrai que le monde des bibliothèques est actif, et la DLL aussi bien que la mission lecture et handicap font tout pour les soutenir en favorisant des partages d'expérience au moyen de colloques notamment, en mettant à leur disposition un outil sur Internet (1)...
ELARGISSEMENT DE LA PROBLEMATIQUE DE L'ACCES AU LIVRE
Il y avait urgence. Aujourd'hui, estime Ramatoulaye Fofana-Sevestre, seule une petite centaine d'établissements propose du matériel adapté pour permettre aux personnes en situation de handicap, visuel notamment, d'accéder à la lecture. De plus, la loi du 11 février 2005 a entraîné une prise de conscience du travail restant à accomplir, notamment au travers de l'obligation légale faite à tous les établissements recevant du public d'être accessibles à tous d'ici 2015 et aux municipalités de réaliser pour la fin 2009 un plan de mise en accessibilité des équipements. Enfin, les âpres débats autour de la loi Dadvsi, relative aux droit d'auteur et droits voisins dans la société d'information (voir encadré page 25) mettent plus que jamais la question de l'accès aux livres et à la lecture des publics empêchés de lire (personnes âgées, dans diverses situations de handicap, hospitalisées...) au centre des préoccupations des associations, bibliothèques et ministères.
Toutefois, l'accessibilité des bibliothèques aux personnes handicapées ne date pas entièrement de la dernière pluie : dès les années 1980, certains établissements, comme la BPI, ont mis en place des services d'accueil, de lecture sur place. Chambéry (Savoie) avec son service Médiavue créé dès 1993, un an après l'ouverture de la médiathèque, compte aussi parmi les établissements pionniers. Ainsi, les bibliothèques ont commencé par limiter le champ de leurs investigations à l'accessibilité aux personnes non et malvoyantes avant, dans la dernière décennie, de prendre en compte l'ensemble des populations en situation de handicap. En somme, la "révolution" de ces dernières années, et tout particulièrement des trois dernières, consiste en l'élargissement de la problématique de l'accès aux livres plus qu'en son apparition. Résultat : les établissements les plus récents, comme les Champs libres à Rennes (Ille-et-Vilaine), ouverts en mars 2006, se posent en général d'emblée la question de l'accessibilité de leurs locaux et services à l'ensemble des publics à besoins spécifiques. À de rares exceptions près, comme la bibliothèque Kateb Yacine, à Grenoble (Isère) : elle se centre principalement sur l'accueil des déficients visuels tandis que d'autres bibliothèques de quartier privilégient les autres publics.
DES MATERIELS PEU STANDARDISABLES
Quelle que soit la situation de handicap envisagée, l'accès à la lecture ne saurait se limiter à la mise à disposition de matériel adapté (télé agrandisseurs, tourne-pages, synthèses vocales...) ou à la mise en accessibilité, évidemment néanmoins indispensable, des bâtiments. Et c'est là que le bât blesse encore trop souvent. « Ce qui reste principalement à améliorer dans les bibliothèques, pointe Ramatoulaye Fofana-Sevestre, ce sont les formations des personnels, l'évaluation des services proposés, la médiation, l'accompagnement de ceux qui ne peuvent être totalement autonomes dans une bibliothèque. »
Autre limite, plus surprenante encore peut-être : équiper une bibliothèque n'est pas si simple qu'il pourrait y paraître. Si Sylvie Ganche, chargée d'accessibilité aux Champs libres, estime qu'en matière d'accès des personnes en situation de handicap moteur, « maintenant, aux Champs libres, c'est facile, parce que le gros œuvre est terminé et que l'accessibilité du bâtiment a été pensée jusque dans bon nombre de détails et en concertation avec les associations », elle-même et d'autres responsables de services homologues observent que les matériels adaptés à mettre à la disposition des personnes atteintes d'un handicap physique sont moins "standardisables" que ceux utiles aux non et malvoyants. « Or, même si je le regrette, on ne pourra jamais proposer une bibliothèque qui offre des conditions idéales à tous. Elle doit pouvoir accueillir tout le monde dans les meilleures conditions possibles mais les situations de handicap moteur sont parfois tellement variées qu'il faudrait une table, un tourne-pages... propres à chaque individu, ce qu'un lieu public ne pourra jamais offrir. »
Néanmoins, très peu paraissent sur le point de baisser les bras et ce même si le public en situation de handicap ne semble pas toujours au rendez-vous. « Ce n'est pas parce qu'un service existe que tout le monde va se jeter dessus », prévient Ramatoulaye Fofana-Sevestre. « Il y a 2 000 ans que les valides ont accès aux bibliothèques, et ils ne sont pas 20 % à s'y rendre. Pourquoi voudrait-on que les personnes handicapées agissent autrement ? », s'interroge, pour sa part, Yasmina Crabieres, responsable du service Médiavue, à la médiathèque de Chambéry.
UNE QUESTION DE VOLONTE POLITIQUE
Plusieurs se méfient des statistiques : « Je crains que si on avait des chiffres, on en ferait moins », confie une responsable accessibilité dont on taira le nom tandis que Soumia Houama, en charge de ces questions à la bibliothèque Kateb Yacine de Grenoble regrette que, parfois, « les associations de personnes handicapées, visuelles notamment, [les] aient perçues comme des concurrents alors qu'[ils voudraient] être partenaires ».
Pas toujours facile, dans ces conditions de relativement faible fréquentation, d'obtenir des élus les financements nécessaires à l'accès à la lecture pour tous, notamment en terme de ressources humaines : « Pour développer nos services, il faudrait proposer des animations à destination des publics en situation de handicap, note Soumia Houama, mais je suis seule sur ce poste, et à mi-temps ; je n'y arrive pas. » « Il est vrai que certains privilégient les choses qui se voient, comme l'achat d'une plage braille, souligne Ramatoulaye Fofana-Sevestre, plutôt par exemple que le financement d'une formation en langue des signes, pourtant bien utile pour communiquer avec nos publics. »
L'accès à la lecture, une question de volonté politique, donc, des élus aussi bien que des personnels des bibliothèques. Mais également des éditeurs, au travers du développement de l'accès aux livres numériques, indispensable mais qui se fait malheureusement dans la douleur et les remous. La loi Dadvsi leur fera-t-elle prendre conscience que le livre numérique peut représenter une formidable chance d'accéder à la lecture en toute autonomie pour nombre de personnes empêchées de lire ? On peut hélas en douter... Sinon, les catalogues des bibliothèques numériques seraient déjà bien plus conséquents qu'ils ne le sont... Et on décollerait peut-être enfin des 3 % de livres parus en France adaptés (enregistrés, numérisés, transcrits en braille...). Encore de belles batailles à mener pour les bibliothécaires, qui commencent à être bien armés..
Encadré p 25
L'exception handicap souffrira-t-elle des exceptions ?
La loi Dadvsi (Droit d'auteur et droits voisins dans la société d'information), promulguée le 1er août 2006, prévoit une « exception handicap », qui, dans l'esprit de la loi, devrait concerner aussi bien les personnes en situation de handicap physique que visuel mais que les associations craignent de voir limitée, dans les décrets, au seul handicap visuel, sous la pression des éditeurs, qui luttent pour la réduire à peau de chagrin. Cette exception devrait permettre aux personnes handicapées d'accéder aux fichiers source, numériques, des éditeurs, pour un certain nombre d'ouvrages, dans des conditions qui restent encore à préciser. Combien de temps après parution les livres seront-ils disponibles ? Pour quelle durée ? Par quel canal ?
Deux décrets doivent contribuer à la mise en place de cette « exception handicap » de la loi Dadvsi : il a fallu plus d'un an pour rédiger le premier d'entre eux, qui avait pour seule fin de désigner l'organisme qui recevrait les fichiers source des éditeurs. Ce sera la Bibliothèque nationale de France. Reste un autre décret à paraître, qui a fait l'objet de nombreuses réunions et de difficiles négociations. Il devait être soumis en avril aux représentants des ayant droit et à ceux des personnes en situation de handicap. Il doit, notamment, préciser les degrés d'incapacité qui ouvriront droit à cette exception.
Diverses associations, dont l'APF mais à l'initiative du GIHP national (association de personnes handicapées physiques), ont alerté la DLL en avril afin que les personnes handicapées physiques ne soient pas exclues de ce dispositif alors même que la BNH (Bibliothèque nationale du handicap) (voir encadré page 27), a démontré que le livre numérique pouvait répondre à un besoin réel, y compris chez les personnes en situation de handicap moteur.
Encadré p 27
Demain, le numérique...
La BNH (Bibliothèque nationale du handicap), au-delà de sa fonction première (le prêt de livres), est peut-être une clé qui ouvre les portes du numérique aux personnes en situation de handicap. Sur abonnement individuel ou au travers de celui d'une institution (Maison d'accueil spécialisée, hôpital....), celles-ci peuvent emprunter des livres numériques, qui ne sont pas dans le domaine public (les classiques) mais demeurent encore sous droits. Ces ouvrages sont chrono dégradables, protégés du piratage par des MTP (mesures techniques de protection).
Concrètement, après un courrier d'inscription, et au moyen d'un nom d'utilisateur et d'un mot de passe, les abonnés ont accès à un catalogue, certes encore très restreint, mais accessible, où qu'ils soient et quels que soient la nature et le degré de leur handicap. Pour ce type de bibliothèque, c'est un agrégateur, en l'occurrence Numilog, qui numérise, négocie les droits d'exploitation avec les éditeurs...
Autre perspective alléchante pour les personnes empêchées de lire sur papier : le développement de Gallica 2, la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale, qui, depuis ce mois de mars, propose, elle aussi, en plus des livres du domaine public, des livres sous droits.
Pour en savoir plus et découvrir les catalogues : http://bnh.numilog.com/ et http://gallica2.bnf.fr/
Sophie Massieu-Guitoune
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