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Charles GARDOU (Professeur Université Lumière Lyon2) Mettre en œuvre l’inclusion scolaire, les voies de la mutation (Reliance-Editions ERES N° 22 Décembre 2006)


Mettre en œuvre l’inclusion scolaire, les voies de la mutation[1].

Charles Gardou, Professeur, Université Lumière Lyon2.

La question de l’inclusion scolaire des enfants et adolescents en situation de handicap est aussi décisive qu’exigeante. Décisive, car la place que nos sociétés accordent aux victimes du handicap révèle aujourd’hui, ici comme là, de coupables carences et soulève pour demain de cruciales interrogations. Exigeante, car elle engage à de profondes transformations de nos modes de penser et d’agir. En ce domaine, où le futur est moins à découvrir qu’à inventer, il est nécessaire, pour remplir le présent de tous les avenirs, de lire la réalité présente (scolaire et sociale), au-delà des masques ou des voiles, tout en considérant les avancées. Il ne s’agit en effet ni de négliger les progrès accomplis et autres mesures ou pratiques positives. Ni d’ignorer non plus que des professionnels du monde médical, social et éducatif œuvrent quotidiennement pour l’essor et la réussite des pratiques inclusives. Ni de sous-estimer l’action inlassable des parents, comme leur détermination à faire reculer les forces conservatrices, sinon rétrogrades.

Jean Cocteau se plaisait à dire que « l’avenir n’appartient à personne ; il n’y a pas de précurseurs, ajoutait-il, il n’existe que des retardataires »([2]). Et nous sommes [3] retardataires quand prévaut la logique de la séparation et de la relégation ; lorsque nous considérons les situations de handicap avec une conception protectionniste ; quand nous demeurerons pris dans une culture de la standardisation ; tant que l’accès à l’enseignement des enfants affectés par un handicap reste entravé et que nombre d’entre eux continuent à subir des formes de discrimination et de ségrégation. Ainsi, comment, dans le contexte actuel, dynamiser le mouvement inclusif ? Comment revitaliser les structures ? Comment éveiller la conscience de chacun ? Comment résister à la culture ambiante, qui, souvent encore, n’accorde aux plus vulnérables qu’un droit de cité marginal ? Peut-on croire aux effets de moyens nouveaux sans agir en profondeur sur la culture ? Quels sont les changements de perspectives à même de provoquer une révolution culturelle pacifique ? Quelles voies emprunter pour accompagner cette mutation fondamentale ?

La première voie obligée est celle de la pleine et entière reconnaissance de la variabilité individuelle des enfants touchés par une déficience. Une erreur, entretenue par nos représentations et toujours renouvelée, consiste à considérer qu’ils constituent un groupe homogène. […] Un étiquetage, fondé sur des critères médicaux, les rassemble sous une désignation commune et les voue à un même sort. Leur personnalité se trouve éludée au profit d’une identité collective, réduite à quelques traits saillants ou caricaturaux, le plus souvent à leur quotient d’intelligence. Leurs capacités originales sont occultées, au profit de comparaisons ou de classifications hasardeuses. Et tout se passe comme si leur destin scolaire était préalablement dessiné. L’expérience quotidienne auprès d’eux prouve que leurs aptitudes, attentes et besoins sont extrêmement divers, selon leur histoire personnelle, le climat familial, les ressources de leur milieu et l’accompagnement dont ils bénéficient. Leur efficience intellectuelle se montre elle-même très variable : si 94 % des enfants trisomiques, pris en charge, en France, par un établissement ou un service médico-éducatif, ont pour déficience principale un retard mental, celui-ci n’est profond ou sévère que dans 31 % des cas environ([4]). A considérer leurs acquisitions instrumentales, leurs habiletés motrices, leur niveau de raisonnement, le développement de leurs fonctions langagières, communicatives, sociales et affectives, on ne repère pas davantage de similitudes entre eux qu’entre des enfants non porteurs de handicap. Ils ne présentent que des figures singulières, incarnant autant de possibilités d’apprentissage, d’adaptation et de création([5]). D’un point de vue éducatif, la variabilité constitue leur seul point commun([6]) : d’où une nécessaire relativisation des pronostics issus de savoirs de portée générale ; d’où une indispensable différenciation dans les propositions pédagogiques. Ce qui n’exclut pas la nécessité de jalons et repères pour orienter l’action.

Le refus de la catégorisation commande la mise en œuvre de pratiques garantes de la singularité de chacun. […] Or, l’éducation inclusive reconnaît-elle vraiment l’enfant en situation de handicap comme réalisation unique ? Lui permet-elle de devenir lui-même ? Quels dangers menacent ? L’un d’eux est l’assimilation normalisatrice, déguisée en pratique inclusive. Dans ce cas, l’enfant n’est toléré en milieu ordinaire qu’à condition qu’il s’efface, se dissolve dans la classe ; qu’il devienne semblable, se mette au format de l’école. Dans ce processus unilatéral, son rapport au savoir, ses relations avec les autres sont conçus sur la base d’une conformation : son acceptation dépend de sa capacité à se plier à un devoir-être standard. Ici, la domination du "même" écrase l’altérité : c’est le normocentrisme, par crispation sur la toise scolaire. Phénomène qui rappelle en quelque sorte la force de gravité des grands corps célestes : le système éducatif, avec sa culture normative et ses élèves "standards", correspond à une grande étoile; les enfants en situation de handicap sont de petits astéroïdes. La puissance d’attraction du premier est telle que les seconds n’ont d’autre choix que de s’y fondre, en noyant leur différence dans l’identique. L’autre danger est le différentialisme ségrégateur, camouflé sous les traits d’une prise en compte des spécificités. En ce cas, la différence, n’est plus un fait, mais une construction, avec tout ce qu’elle a d’inauthentique dans l’invention de l’autre. On met des lentilles dénaturantes pour observer les "postulants à la scolarisation", et on les classe, à partir de ce que l’on présente comme des différences radicales et insurmontables. On hypertrophie et on radicalise leurs particularités pour justifier la séparation. On en conclut abusivement que l’enfant affecté par une déficience, trop dissemblable, a tout à gagner à être éduqué à part. Ici, la différenciation se transforme en intégrisme de la différence. Dans la perspective d’une culture inclusive, nous tenons pour essentielle cette prise de conscience des impasses que représentent, d’une part, l’assimilation et le façonnage normatif qui lui correspond et, d’autre part, le différentialisme avec les réductions ou discriminations qui lui sont liées. En éducation, seul le singulier constitue une catégorie décisive. Seule prévaut la prise en compte de l’enfant réel, irréductible à nul autre.

La deuxième voie, celle de la flexibilité des itinéraires éducatifs, s’articule étroitement à la précédente. Pour une large part, la réussite d’un projet de scolarisation en dépend. Si nous sommes partisan de l’inclusion, nous ne militons ni pour sa réalisation coûte que coûte ni pour une trajectoire unique. La fragilité et la complexité des situations interdisent les positions dogmatiques, les parcours monolithiques et tout enfermement dans un système, que Charles Péguy définissait à raison comme « ce qui reste quand un systématique est passé par là ». La mosaïque des besoins implique la  pluralité des itinéraires et des formes. Chaque cas étant unique,  pas de prêt-à-porter, mais du sur-mesure, modelé par ajustements successifs. Un projet d’inclusion scolaire correspond à un parcours personnalisé, évolutif, souple, protéiforme, dans le milieu le moins restrictif possible. Aussi prend-il nécessairement différents visages([7]).

Dans ce que nous pouvons appeler l’inclusion collective, l’enfant est scolarisé, à temps plein ou partiel, dans une classe adaptée en établissement ordinaire, où il partage certaines activités avec les autres élèves ; dans l’inclusion individuelle, il participe à une classe ordinaire avec d’autres élèves du même âge, avec ou sans auxiliaire ou soutien particulier. Si cette dernière est à privilégier, elle comporte néanmoins le risque majeur de priver de scolarisation les moins performants, en particulier les enfants présentant une déficience intellectuelle, encore rares à en bénéficier. Mais qu’en est-il du bien-fondé et de la complémentarité de ces diverses formes d’inclusion ? Les dispositifs collectifs font-ils obstacle aux solutions individuelles ? Les situations de terrain montrent au contraire qu’ils les favorisent, les impulsent, souvent les prolongent. Certains enfants profitent des secondes après un détour par les premiers. Inversement, d’autres bénéficient d’une "inclusion collective", au terme d’un itinéraire individuel devenu trop éprouvant. Cependant, nous ne méconnaissons ni le danger de recréer des enclaves dans les murs de l’école ou du collège, ni l’hypocrisie entourant certaines pratiques : notamment certaines classes, dites inclusives, fonctionnant en contradiction avec la philosophie qui les fonde. Si les dispositifs ne sont et ne deviennent que ce que nous en faisons, la réponse à l’exigence de personnalisation passe nécessairement par l’élargissement optimal de la palette des possibilités offertes. Diversifier davantage sans fragmenter ; exploiter, jusqu’aux confins, la richesse pédagogique de la flexibilité : tel est le défi à relever.

La flexibilité n’exclut pas la continuité, qui constitue la troisième voie. Est-il besoin de souligner les effets déstabilisants des ruptures de scolarité ? Est-il nécessaire de rappeler que le développement intellectuel d’un enfant, fût-il en situation de handicap, ne s’interrompt pas au terme de sa préscolarisation ? Or, lui permet-on vraiment de continuer à fréquenter l’école après la maternelle, le collège après l’école, etc ? L’école maternelle, espace privilégié de socialisation encore préservé de la dictature des programmes, assume globalement bien son rôle inclusif. C’est le seuil de l’école primaire qui inaugure une première phase de turbulences : l’enfant s’y trouve en danger d’exclusion, ses investissements antérieurs et ses espoirs souvent s’y anéantissent. Le passage dans le second degré correspond à une deuxième étape de tempête. Bien sûr, les textes officiels stipulent, en France comme dans d’autres pays, que les droits sont identiques dans le secondaire et le primaire. Il n’en demeure pas moins que la plupart des adolescents victimes d’une déficience mentale ne trouvent pas leur place au collège et au lycée.

Quelles sont les raisons de cet état de fait ? D’un côté, la carence de dispositifs adaptés ne permet pas d’assurer des parcours cohérents. De l’autre, on continue majoritairement, malgré les expériences réussies, à considérer que l’inclusion, au-delà des classes primaires, relève de l’illusion, de l’effet de façade ou de l’action caritative. Rien de surprenant qu’elle devienne anecdotique en lycée. Rien d’étonnant non plus que les adolescents atteints de déficience mentale y soient les premières victimes des effets de la suprématie des résultats, des rythmes accélérés, de l’impréparation des professeurs, de l’absence de dispositifs spécialisés et d’accompagnements par des services de soins… En réalité, le mouvement inclusif ne peut prendre de l’ampleur qu’à partir de l’abandon d’une politique de sélection([8]).

Il est de plus en plus admis que l’obligation éducative, à laquelle ont à satisfaire les enfants et adolescents en situation de handicap, doit se réaliser, quel que soit le niveau d’enseignement, dans les classes ordinaires. Seuls peuvent en être tenus à l’écart, et pour une durée variable, ceux qui s’y trouveraient en souffrance ou n’en tireraient aucun profit sur le plan personnel, social ou intellectuel. Dans ces cas uniquement, il est légitime de préconiser le passage ou le retour en établissement spécialisé. […]

L’entrecroisement des regards et des compétences représente la quatrième voie. L’intégration souffre effectivement de notre difficulté à entrecroiser. C’est un art très difficile. L’usage fréquent de certains mots, comme ceux de collaboration, interaction, négociation, partenariat, pourrait donner l’impression que la chose est, sinon acquise, du moins en voie de l’être : comme si les divers professionnels auprès de l’enfant en situation de handicap s’accordaient aisément pour unir leurs efforts, dans la perspective d’un accompagnement harmonieux. En réalité, la coopération ne règne pas plus sur l’ensemble des pratiques que la paix universelle sur les nations. Il se trouve certes des "colombes" qui la pratiquent, mais nombreux sont ceux qui restent arc-boutés sur leur territoire, à l’intérieur duquel il leur est plus facile de faire valoir leurs compétences et d’exercer leur pouvoir. L’efficacité des pratiques s’évanouit alors en un traitement parcellisé. On fractionne les réponses, on propose des projets distincts, voire opposés. Il en résulte des incohérences entre les initiatives des différentes équipes, ou entre celles des acteurs scolaires et des intervenants extérieurs.

L’éducation inclusive n’autorise pas davantage les attitudes de domination et les querelles de prépondérance ou de légitimité entre les acteurs médicaux, sociaux ou éducatifs que les segmentations qui en découlent. Au compartimentage, elle exige de substituer l’action d’un plateau pluridisciplinaire de professionnels, aux cultures, aux ressources, aux missions et aux modes de fonctionnement différents… C’est de la diversité de leurs points de vue dont dépend directement l’intégralité du développement de l’enfant : le kinésithérapeute lutte contre l’hypotonie et les problèmes orthopédiques ; le psychomotricien vise la maîtrise de l’espace et du schéma corporel, l’orthophoniste tente de remédier aux difficultés de langage ; le psychologue s’efforce de cerner les difficultés cognitives ou comportementales et travaille à relier les parents et les professionnels, l’enseignant est responsable des apprentissages scolaires. Cette pluralité des interventions sous-tend de profondes évolutions à la fois des pratiques institutionnelles et de la fonction enseignante elle-même. Le maître n’est plus seul à bord : son appartenance à une équipe et à un réseau le contraint à abandonner une partie de ses prérogatives.

Simultanément, l’éducation inclusive implique la réaffirmation du rôle unique et inégalable de la famille : la scolarisation d’un enfant ne saurait être couronnée de succès sans le désir des parents et leur volonté de nouer des liens avec l’équipe d’accueil. Premiers éducateurs, ils sont des témoins et des « partenaires-clés qui ont le droit de choisir le processus éducatif qui leur convient », rappelait la Charte de Luxembourg de novembre 1996. Or, trop de familles, se sentant incomprises dans leur désarroi, vivent leurs relations avec l’école comme une course d’obstacles. Au nom de leur "droit d’auteur", elles demandent plus de participation, plus de proximité dans les décisions prises, moins de soumission à l’égard de ce qui leur apparaît souvent comme des mécanismes lourds et opaques, parfois comme des bureaucraties. […]Il nous faut relier au lieu de délier. Entrecroiser les regards. Entrelacer les compétences et les savoirs. Travailler en réseau. Echanger les expériences. Faire connaître les réussites. C’est un autre chemin obligé pour une culture de l’inclusion.

La cinquième voie, celle d’une promotion résolue des ressources de l’enfant, même les plus ténues, est signifiée par les mots de Sophocle dans Œdipe à Colone : « Accepte le destin, mais sache le maudire »([9]) . […] Cette résignation, cette désespérance perverses et stériles, guettent les enseignants. Ils sont tentés de se représenter l’enfant en négatif, de se polariser sur son déficit objectif, de sombrer in fine dans le fatalisme face à la lenteur de ses progrès et à l’incertitude de son avenir. En sorte que l’on a, par exemple, longtemps nié le potentiel d’éducation des enfants atteints du syndrome de Down. On les considérait inaptes à toute scolarisation. Et, jusqu’à une date relativement récente, on n’espérait pas plus en leurs possibilités d’accès à la lecture ou à l’écriture qu’aux mathématiques. On se contentait de ranger dans l’ordre de l’exception les situations individuelles de scolarisation. Ils démontrent désormais leur aptitude aux apprentissages scolaires et sociaux, grâce à un rythme adapté et à des aides éducatives, pédagogiques et  thérapeutiques. Pour variables qu’elles soient, leurs possibilités de  progrès n’en sont pas moins réelles.

Il n’empêche que leur éducation continue à se heurter à nos molles résolutions et à nos objectifs incertains comme à nos excès de prudence et à la froideur de notre réalisme. Rien ne peut pourtant aboutir, dans l’action pédagogique auprès d’un enfant en difficultés cognitives, sans espérances "exagérées". Ce qui interdit de (se) fixer des limites a priori et suppose en même temps de savoir détecter ses émergences : c’est-à-dire ce qui, encore en-deçà des compétences, est en germe. Pas question ici de générosité, mais de défi à relever pour l’enseignant et d’ambition vitale pour l’enfant, de condition sine qua non pour ses progrès. Comment pourrait-il manifester un désir d’avenir si ses parents et ses maîtres n’en ont pas pour lui ? Comment  pourrait-il être stimulé à grandir, si on le réduit à la plus petite partie de lui-même ? Est-il besoin de rappeler l’influence de l’estime de soi sur l’envie d’apprendre et l’investissement scolaire ?([10])

S’il est désormais admis que l’absence d’attentes positives paralyse tout  processus d’apprentissage, reconnaissons la difficulté à cerner les possibilités réelles des enfants affectés d’une déficience intellectuelle, compte-tenu de l’écart entre l’âge chronologique et le niveau de développement([11]). Admettons aussi l’aridité toute particulière de la tâche d’éducation auprès d’eux. Ils grandissent à leur rythme propre et le fossé qui les sépare des autres se creuse, laissant les enseignants désemparés de n’avoir pu atteindre l’objectif fixé. A l’instar de l’environnement familial, ceux-ci se trouvent aux prises avec un vécu d’incompétence, d’aliénation et de culpabilité. Aussi est-il bien difficile d’éviter la propagation de la désespérance, […] d’empêcher que la pédagogie ne se laisse détériorer par la confrontation au handicap ;  de se prémunir enfin contre l’angoisse de claustrum, ce sentiment d’incarcération dans les limites de celui que l’on a la responsabilité de faire grandir et de "libérer". Quoi qu’il en soit, le passage de la vision des creux à la valorisation des reliefs, l’espérance que quelque chose est possible sont les seules normes, assez virtuelles, pour que tous ceux qui accompagnent le cheminement scolaire d’un enfant en situation de handicap les poursuivent sans cesse et y ordonnent leurs pratiques.

La sixième voie passe par un droit fondamental, qui découle de celui d’intégration et donne corps à la proclamation européenne du principe de non-discrimination, contenue dans l’article 13 du Traité d’Amsterdam. C’est le droit à la compensation qui recouvre, non seulement les aides humaines ou techniques, les dispositions environnementales, mais également l’ensemble des adaptations éducatives et pédagogiques. Il reste aux acteurs éducatifs à le traduire en actes, afin de permettre aux enfants en situation de handicap de trouver durablement leur place dans l’école et d’en tirer profit. Il procède concrètement de la capacité de l’enseignant à ajuster les programmes, les méthodes et les démarches ; à aménager les rythmes pour faciliter la construction des savoirs ; à imaginer sans cesse des pratiques à géométrie variable et de nouveaux "plans pédagogiques inclinés".

Nombre de précurseurs ont donné chair, par anticipation, aux idées de compensation et de différenciation pédagogiques. Ils ont démontré la nécessité de s’appuyer, non sur un programme pré-établi, mais sur une stratégie ajustée. Le programme, reposant sur la détermination préalable d’actions guidées par un objectif, tire son efficacité de conditions stables fixées avec précision. Des perturbations imprévues compromettent son exécution. La stratégie, elle, choisit un scénario parmi d’autres, en fonction d’un environnement incertain ; la trajectoire d’apprentissage se modifie à partir des inattendus, des hasards et des remodelages successifs. Notre représentation d’une école normée et d’un enfant "moyen et bien-portant" nous pousse au programme, alors que l’éducation inclusive réclame de la stratégie([12]). […] Quand le programme continue à régner en maître, quand le droit à la compensation pédagogique est oublié, l’inclusion scolaire prend le visage de la violence de l’échec.

La septième voie vise la conciliation entre les ambitions éducatives et les objectifs scolaires, afin de prévenir les deux excès susceptibles de compromettre le processus intégratif. On peut, d’un côté, socialiser sans enseigner. A trop prendre en compte le handicap, on désinvestit le scolaire, pour privilégier les seuls apprentissages relationnels. On ne reconnaît pas les savoirs fondamentaux comme viatiques indispensables à la reconnaissance et à l’insertion sociales. On oublie que l’enfant en situation de handicap a besoin, autant que les autres, d’accéder au lire et à l’écrire. Le rôle de l’enseignant est de lui permettre d’émerger comme sujet de connaissance, afin qu’il ne reste pas l’infans, celui qui ne pense pas, ni ne participe à la culture universelle. C’est par l’accès au savoir, même a minima, qu’il se rapproche des autres et partage avec eux des significations culturelles communes. A l’inverse, on peut enseigner sans socialiser. On nie le handicap et les difficultés réelles qui lui sont liées, pour n’admettre que le savoir. L’objectif de réhabilitation de l’enfant se réalise à son détriment : le "scolaire" envahit toute son existence et ses désirs de sujet ne sont pas reconnus. Il y a alors danger de recourir à des méthodes correctives ou behavioristes, génératrices de troubles comportementaux supplémentaires, ou de verser dans l’acharnement pédagogique.

La scolarisation en milieu ordinaire ne se réduit pas à une accumulation de connaissances : il y est aussi fortement question d’élaboration identitaire. A ce titre comme à bien d’autres, elle est comparable à un rite de passage : c’est l’espace où l’enfant s’édifie et s’autonomise par le savoir ; où il vit et se repère à travers les autres ; où il noue les relations physiques, psychiques et sociales qui le relient à son environnement. Socialisation et acquisition de savoirs fondamentaux y sont indissociables. A disjoindre ces dimensions, naturellement imbriquées, et à négliger l’une d’elles, on compromet la réussite de l’inclusion que l’on prétend servir et on brouille son image.

Si l’on attend de l’école qu’elle enseigne et socialise, on espère aussi qu’elle s’ouvre plus largement. Or, quelle aide lui offre-t-on pour réussir ce pari qui la concerne dans son entier, de la maternelle à l’Université ? Cette question déterminante de la formation représente la huitième voie. L’absence de véritable projet formatif cohérent et volontariste génère, chez nombre d’enseignants, des sentiments de solitude et d’incompétence, qui les conduisent parfois au burn-out. Chez d’autres, elle explique, dans une large mesure, leur attitude contradictoire : ils soutiennent le principe de l’inclusion tout en manifestant des réticences face à une situation concrète. Les enquêtes de terrain reflètent leur peur récurrente de ne pas savoir faire : « Je suis favorable à l’accueil de cet enfant, mais que puis-je lui apporter ? Comment parvenir à saisir ses modes de penser et d’agir ? Comment m’occuper de lui, sans négliger les autres ?… ». Cette crainte se révèle globalement sincère, même si on ne peut exclure qu’elle sert d’alibi aux plus résistants.

D’une part, l’insuffisance de la formation personnelle rend difficile leur rapport à l’enfant "différent", laissant libre cours aux représentations erronées et à leur angoisse d’un face-à-face éducatif insoutenable. D’autre part, l’impréparation fonctionnelle sécrète leurs difficultés d’adaptation didactique et pédagogique, d’où leur doute sur l’efficience des pratiques d’inclusion, voire leur refus de s’y impliquer. La scolarisation des élèves en situation de handicap sollicite des compétences professionnelles avérées, dépassant le dévouement, la vocation ou l’œuvre de bienfaisance. On ne peut continuer à considérer les professeurs comme des missionnaires laïcs ; ni à oublier leurs difficultés concrètes inhérentes à l’inclusion, leur donnant l’impression d’assumer un rôle qui dépasse leur métier et, qui plus est, de s’en trouver stigmatisés. Il y a urgence à former un enseignant professionnel et médiateur de l’inclusion. La simple sensibilisation, le bricolage informatif ne suffisent pas. Il faut consentir un effort multidirectionnel, comprenant la mise au point d’un système fiable de recueil de données pour concevoir des stratégies formatives adaptées ; le développement aussi bien quantitatif que qualitatif des formations initiale et continue ; l’implication forte de l’Université (création de nouveaux cours, intensification des travaux et recherches en anthropologie, sociologie, psychologie, sciences de l’éducation…) ; la mise en synergie des expériences de terrain et la diffusion des réussites ou actions innovantes ; la conception de réseaux, de passerelles, etc. La défaillance actuelle du système formatif se trouve en outre renforcée par sa structuration en castes : la synthèse et la reliance y sont sous-développées([13]). Par suite, chacun tend à s’installer dans une souveraineté liée à sa discipline, au niveau ou au type d’enseignement. Comment améliorer alors les interactions entre les acteurs potentiels du changement ? Comment mettre en actes l’intégration sans avoir préalablement réformé les esprits par une formation professionnalisante et reliante, sachant que les enseignants non formés constituent l’obstacle le plus puissant ? Comment réformer les esprits des futurs adultes, si, enfants, ils ont vécu dans des écoles aseptisées ? Les Pouvoirs Publics n’ont plus droit à l’immobilisme, ni les enseignants à l’ignorance , car « l’enfant ne peut plus attendre : son nom est aujourd’hui »([14]).

« N’écoutez pas ce qu’ils disent, regardez ce qu’ils font » : cette belle phrase de Bergson, revenant plusieurs fois sous la plume de Jankelevitch, dans les Deux sources de la morale et de la religion, indique la dernière voie, qui détermine toutes les précédentes : l’urgente nécessité d’une congruence entre les intentions, les textes, les recommandations et leur traduction concrète dans la réalité. Si les discours brillent souvent par leur générosité, la mise en actes reste trop pâle et défaillante. Or les vieux démons de l’humanité ne reculant à coups de formules magiques, des atteintes aux droits fondamentaux de l’enfant et des dysfonctionnements graves se perpétuent. Ceux-ci mettent à nu le fonctionnement de la machine scolaire comme telle. Parce qu’elle repose sur une contradiction fondamentale, l’école se trouve souvent en guerre avec elle-même. Elle incarne au grand jour le mythe fondateur de l’idéal républicain, qui proscrit toute forme de discrimination, mais joue, dans son fonctionnement réel, un autre rôle plus souterrain : celui de produire de la différence et de catégoriser ceux qu’elle accueille ou rejette… En n’accordant ni l’attention, ni la place requises aux enfants en situation de handicap, elle amplifie la fracture sociale qu’elle est chargée d’atténuer. La coupure intérieur-extérieur y prend parfois une forme caricaturale : elle milite pour l’égale reconnaissance de chacun dans la cité, tout en protégeant son territoire de l’intrusion de la différence. Au nom de la l’égalisation des chances, de la démocratisation, elle prône le "nous", mais développe prioritairement le "je". On se paie fréquemment, disait Pierre Bourdieu, de la fausse monnaie de ses rêves. Quelle est la crédibilité d’un système éducatif qui, en même temps, exclut et se dit contre l’exclusion ? Or, rien n’autorise a priori à priver un enfant de fréquenter l’école, avec les aides requises. Aucun établissement scolaire ne peut s’exonérer de sa mission d’accueil. Education et rejet ne peuvent aller de pair : la première, inscrite dans une logique de vie, cherche à révéler et à déployer ; l’autre, qui rabaisse et détruit, se rapproche d’une logique de mort.

Aux propos généreux et aux textes humanistes doivent correspondre des décisions politiques volontaristes, traduites concrètement en termes de compétences et de moyens : par exemple, par une réelle prise en compte de l’équilibre du groupe-classe, par une adaptation des installations pédagogiques et techniques, par l’accessibilité de l’espace et des transports scolaires. Par une veille attentive au respect de l’intérêt supérieur des enfants et adolescents en situation de handicap et de l’excellence de leur éducation. Car c’est bien d’excellence dont il convient dorénavant de parler([15]). « Les idées ne sont pas faites pour être pensées, mais pour être vécues », se plaisait à dire André Malraux. On ne peut poser des règles et ne pas y croire, en prescrire l’application et les laisser lettre morte. Il dépend de cette posture de congruence que ne se perpétue pas sous les couleurs du futur les carences que l’on déplore encore aujourd’hui.

Que pouvons-nous espérer ? Il y a une chose que nous ne pouvons pas espérer, c’est de réussir l’inclusion scolaire, sans susciter une profonde transformation, dont nous avons ébauché quelques contours. Nous ne parviendrons pas non plus à supprimer les violences à l’école sans éradiquer les violences de l’école : au premier chef, celle que constitue la mise à l’écart des plus fragiles. Dans cette perspective, il nous reste à triompher de la fragmentation qui organise aujourd’hui notre matrice culturelle, en menaçant notre unité : ce sera sans doute la grande conquête du  21ème siècle. Les enfants et adolescents en situation de handicap n’en seront pas les seuls bénéficiaires. Quelque chose d’autre peut advenir à travers ce mouvement qui cherche, en hésitant, ses voies de réalisation : une mutation anthropologique, venue de loin, portant très loin et débordant de toutes parts les murs de l’école.

 



([1]) Gardou (Charles), Extrait de "Fragments sur le handicap et la vulnérabilité", éditions Erés, 2ème édition 2006-10-03. 
([2]) – Cocteau (Jean), Le Potomak, Paris, Stock, 1913 et 1919.
([4]) – Triomphe (Annie), Les personnes handicapées en France : données sociales, Paris, Editions INSERM-CTNERHI, 1995, p. 50.
([5]) – A ce propos, mentionnons la pertinence des travaux de Georges Canguilhem (Le normal et la pathologique, PUF, 1966), de même que sa blessure de père d’un enfant porteur de trisomie 21. Il s’efforçait de faire appréhender les possibilités infiniment créatives et adaptatives du vivant. L’existence du handicap, disait-il « met en question la vie quant au pouvoir qu’elle a de nous enseigner l’ordre. Cette mise en question est immédiate, si longue qu’ait été notre confiance antérieure, si solide qu’ait été notre habitude de voir le même engendrer le même ». « La monstruosité et le monstre », Diogène, n° 40, 1962, p. 29.
([6]) – Cela exige de rompre définitivement avec les modèles qui cautionnent, de manière implicite, des pratiques ségrégatives. Ces modèles sont issus de la médecine traditionnelle, tendant à assimiler l’identité personnelle au symptôme et au fait pathologique, ou encore d’une certaine psychologie qui réduit les difficultés de l’enfant à l’évaluation chiffrée de sa situation d’échec.
([7]) – Voir Bonjour (Pierre), Lapeyre (Michèle), Le projet individualisé, clé de voûte de l’école inclusive, Toulouse, Erès, Collection « Connaissances de l’éducation », 2004 et L’intégration scolaire des enfants à besoins éducatifs spécifiques. Des intentions aux actes, Toulouse, Erès, Collection « Connaissances de l’éducation », 2000 ; Belmont (Brigitte), Vérillon (Aliette), Diversité et handicap à l’école. Quelles pratiques éducatives pour tous ?, Paris, Edition CTNERHI-INRP, 2004 ;
Chauvière (Michel), Plaisance (Eric), L’école face aux handicaps. Education spéciale ou éducation intégrative ?, Paris, PUF, 2000.
([8]) – O.C.D.E., L’intégration scolaire des enfants à besoin éducatifs particuliers, 1995.
([9]) –Sophocle, Théâtre complet : Ajax, Antigone, Electre, Œdipe roi, Les Trachiniennes, Philoctète, Œdipe à Colone, Les Limiers, Paris, GF-Flammarion, 1964.
([10]) – Coopersmith (S.), Inventaire d’estime de soi, Paris, ECPA, 1984. Il définit l’estime de soi comme « l’expression d’une approbation ou d’une désapprobation portée sur soi-même. Elle indique dans quelle mesure un individu se croit capable, valable, important. C’est une expérience subjective qui se traduit aussi bien verbalement que par des comportements significatifs ».
([11]) – Cet ajustement renvoie à la zone proximale de développement si bien caractérisée par Lev S. Vygotsky.
([12]) – Morin (Edgar), La tête bien faite, Paris, Seuil, 1999, pp. 68-69.
([13]) – Dans un article, intitulé « Education et rejet ne peuvent aller de pair », diffusé dans le Quotidien Le Monde du 15 mai 2004, nous proposons la création d’un Institut National de Formation, de Recherche et d’Innovation sur les situations de handicap.
([14]) – Selon les mots de la poétesse chilienne Gabriela Mistral.
([15]) - Dans cette optique, nous demandons, depuis plusieurs années, la création d'un "médiateur national des personnes en situation de handicap, s'appuyant sur des correspondants départementaux qui serait à la fois veilleur des droits les plus vulnérables,
intercesseur et prospecteur de réformes"...

Mettre en œuvre l’inclusion scolaire, les voies de la mutation

 

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