Le décès de Jean Bernard le 17 avril 2006 a été très largement annoncé par la presse, la télévision, la radio…
Chacun de rappeler l’homme qu’il fut, ses travaux multiples et variés en médecine et plus spécialement en hématologie. Jean Bernard fut une de ces grandes figures du XXème siècle. Recherche médicale, soins en milieu hospitalier, formation et enseignement s’imbriquèrent, sa vie universitaire durant, voire au-delà, pour le plus grand bénéfice de tous, jeunes malades, plus particulièrement les leucémiques et étudiants en médecine.
Lors de l’occupation allemande, son engagement dans la résistance lui valut, peu de temps avant la libération, de connaître les affres de la prison. Il me rapporta un jour comment il utilisa son temps à se réciter des classiques et à réfléchir afin de ne pas, disait-il, laisser prise à la désespérance. Il ne tira, à ma connaissance, aucune gloire de cette période où les risques pour lui, comme pour les autres résistants, étaient de chaque instant.
Son éducation et la richesse de sa formation le conduisirent, après avoir commis un certain nombre d’ouvrages, à être nommé à l’Académie Française alors qu’il était déjà à l’Académie de Médecine et des Sciences. Jean Bernard a été le premier Président du Conseil National d’Ethique des Sciences de la Vie et de la Santé.
Toute sa vie, obstinément, il travailla au développement des qualités de la bioéthique.
En 1993, grâce à l’aide, entre autre, du Père Carré, l’Institut Suzanne Fouché mit en place, le cycle trimestriel des conférences à orientation culturelle et éthique. A cet effet, après échange de courriers, je rencontrai Jean Bernard pour lui proposer d’animer la première conférence. Il le fit en prenant comme thème “ la médecine de demain ”. Nous rapportons ici le contenu de cette conférence si riche et tellement originale par son regard sur l’avenir. Jean Bernard, visionnaire, fort de son expérience, se prêta aux questions des auditeurs de cette riche assistance. La clarté de son exposé et de ses réponses, furent souvent émaillées d’un humour sous jacent. Ce jour là, nous avons passé quelques heures privilégiées avec un scientifique littéraire, un humaniste qui rappela sans cesse les qualités indispensables à une bonne médecine, car, disait-il c’est “ de l’homme qu’il s’agit ”.
Conférence du Professeur Jean Bernard en 1993 pour l’Institut Suzanne Fouché.
Introduction du Docteur Laulla.
C’est aujourd’hui le Professeur Jean Bernard, Médecin des Hôpitaux, Chercheur en Biologie et en Médecine, Ecrivant, Philosophe et Poète qui vient nous éclairer dans ce labyrinthe où se télescopent à la fin du XXième siècle les progrès en thérapeutique et en diagnostic.
Depuis quelques années, les découvertes succèdent aux découvertes et génèrent autant d’applications pratiques. En physique, le spin de l’électron est à la base de l’image par résonance magnétique nucléaire, la domestication des ultrasons permet le Doppler et l’échographie, le rayon laser est introduit dans nombre de spécialités : ophtalmologie, O.R.L., gynécologie, cancérologie etc..
En chimie, c’est l’apparition de toute une suite de molécules nouvelles utilisées en anesthésie, médecine interne, cancérologie telle la Cyclosporine qui rend l’organisme tolérant à des organes étrangers permettant ainsi des greffes impossibles voici quelques années.
En biologie également, la cascade des prostaglandines à partir de l’acide arachidonique lesquelles provoquent les phénomènes d’inflammation, les nombreuses interoleukines dont l’action se situe au niveau de différents organes, tissus ou cellules.
Et puis la génétique dont on parle beaucoup aujourd’hui.
Les groupes HLA, dont la découverte valut le prix Nobel à Jean Dausset, qui sont en corrélation avec certaines affections.
La dissection du génome, qui nous précise déjà la partie du gène responsalble de certaines affections comme la myopathie de Duchene ou la mucoviscidose, pour ne citer que les plus connues.
Quelques traitements par la protéine sont déjà mis en route.
Voici quelques éléments dont le Professeur Jean Bernard va sans doute nous entretenir.
Je voulais vous remercier, Monsieur, d’avoir eu la gentillesse de m’écouter vous parler de l’Institut Suzanne Fouché, de Suzanne Fouché elle-même et de Ladapt. Merci aussi d’avoir accepté cette rencontre, votre classe et votre notoriété cautionnent ainsi ce nouvel et tout jeune institut.
C’est moi qui vous remercie de votre invitation et de m’avoir accueilli avec autant d’amitié et de générosité. La difficulté c’est ensuite la conférence pour démontrer que le bien qu’on a dit de vous est justifié. Je ferai de mon mieux et je voudrais pour commencer évoquer :
LE SOMMEIL DE TROIS MEDECINS
Le premier médecin est endormi, par quelque enchanteur, en 1880 et éveillé en 1930. Autour de lui, le monde est transformé avec les autos sur les routes, les avions dans le ciel, les tracteurs dans les champs, le téléphone dans les maisons, mais la médecine, elle, n’a pas changé. Et le médecin en 1930 comme en 1880, calme les toux rebelles, soutient les cœurs fatigués et assiste impuissant à l’évolution des maladies. Les bénignes guérissent toutes seules, les graves sont hors d’atteinte.
Le deuxième médecin est endormi en 1930 et éveillé en 1990, alors là, il ne reconnaît plus rien. La tuberculose, la syphilis guérissent aisément comme aussi les septicémies et les grandes maladies des glandes. Les chirurgiens ouvrent les cœurs, les poumons, les cerveaux. Le microscope électronique grossit un million de fois, ce qui veut dire que 1mm est grandi à la distance de Paris-Nice.
Que trouvera en 2033 un troisième médecin endormi ce soir ? C’est ce que je voudrais essayer de voir avec vous. Plus exactement, quels seront les caractères de cette médecine du XXème siècle ? Je crois qu’un premier caractère est qu’elle va être rationnelle.
Jusqu’à présent, la médecine a été presque uniquement empirique et cet empirisme témoigne l’histoire que chacun connaît : la découverte de la pénicilline par Flemming qui est due à l’heureuse alliance du hasard et du génie. La médecine du XXème siècle va être rationnelle pour trois raisons.
Première raison : elle va être dominée, enfin, par la physiologie.
Un domaine singulier de l’histoire des sciences est la durée quelquefois nécessaire pour que des notions démontrées sûres, soient appliquées. Claude Bernard a créé la physiologie au cours de 1860-1870 et ce n’est que 100 ans après, et encore, que l’on commence à appliquer les règles qu’il a définies.
Un exemple dans ma discipline, les maladies du sang. Il y a 10 à15 ans, quand on apprenait aux étudiants à examiner un malade anémique, on lui conseillait de se laisser orienter par la couleur de la peau, tirant ici sur le jaune, ailleurs, sur le vert, ailleurs sur l’albâtre. Aujourd’hui, nous raisonnons d’une façon tout à fait différente selon les notions de Claude Bernard. S’il y a anémie, c’est qu’il n’y a pas assez de globules rouges et là, trois rasions possibles. Ou bien l’organisme n’en fabrique pas assez, ou bien, il en détruit trop, ou bien il en perd par hémorragie. S’il en détruit trop ce peut être parce que les globules sont fragiles ou parce qu’ils sont attaqués par des poisons extérieurs et ainsi par une suite de dichotomies successives on arrive à un diagnostic tout à fait rationnel.
Deuxième raison évoquée : ce sont les progrès réalisés dans l’investigation. Longtemps, tout s’est borné aux rayons X, radiographie, radioscopie etc. Depuis quelques années c’est une véritable explosion de progrès dans ce domaine. L’échographie, la scanographie, l’imagerie par résonance magnétique nucléaire au point qu’on a pu, de façon assez véritable, dire que, dans peu d’années, on connaîtra grâce à la physique la chimie de l’os.
Et puis la troisième raison est que la médecine du futur s’appuiera sur des données moléculaires. C’est la plus importante.
C’est ce qu’on appelle, dans notre langage, la pathologie moléculaire. Pendant longtemps la médecine a été dominée par une méthode qu’on appelle depuis Laennec, la méthode anatomo-clinique. A un étudiant en médecine on lui apprenait à palper un abdomen, à essayer de se représenter ce que trouverait le chirurgien s’il opérait immédiatement. Quelle serait la correspondance entre les sensations du palper et les lésions anatomiques ? Ou bien en écoutant un poumon et en entendant les souffles ou quelques râles -si par malheur le malade succombait immédiatement- que trouverait-on à l’autopsie ? Quelle serait la correspondance entre les lésions anatomiques et ce que l’étudiant avait entendu ? Ca c’est la méthode anatomo-clinique.
Maintenant, tout a changé, grâce à l’étude d’une molécule très importante que vous connaissez tous et qui est l’hémoglobine. C’est la molécule qui donne sa couleur à nos globules et qui transporte l’oxygène et le gaz carbonique.
On a reconnu, il y a une vingtaine d’années, l’existence d’un certain nombre de variétés d’hémoglobine. Quelques-unes d’entre elles sont à l’origine de maladies très graves, mortelles, dans certains cas. Et entre l’hémoglobine normale et l’hémoglobine anormale, il y a une très petite différence, c’est un atome de carbone et un de phosphore qui ont été déplacés. Presque rien. Cette différence insignifiante est la cause de maladies mortelles. Et maintenant, quand on enseigne la médecine aux étudiants on leur dit, voilà une anémie. Essayez de vous représenter quel est le champ d’ions moléculaires qui est responsable de cette maladie.
C’est la pathologie moléculaire qui va gouverner toute la médecine du XXème siècle. Si bien que pour ces trois raisons : la physiologie, l’imagerie, la pathologie moléculaire, la médecine du XXème siècle sera assurément une médecine rationnelle.
Deuxième caractère : ce sera une médecine plus efficace que la médecine actuelle.
Certes, la médecine a fait de très gros progrès dans les 50 dernières années ; Ce progrès est montré par des chiffres très simples qui sont ceux de l’espérance de vie.
Un enfant né dans la préhistoire avait devant lui 18 ans. Aujourd’hui, à Paris, un petit garçon a devant lui 71 ans, une petite fille 80 à 81 ans. Cette importante différence entre les deux sexes, particulière à la France, est due à l’alcoolisme qui tue un grand nombre d’hommes entre 40 et 45 ans. Au Japon, la différence entre les deux sexes est de 3 ans, 3 ans et demi.
Ce changement de la durée de vie est relativement récent : 18 ans à la préhistoire, 71-80-81 ans maintenant. En 1830 à Paris, c’était 30-35 ans.
L’autre semaine, je relisais l’Ecole des Femmes de Molière, il y a un vieillard dont tout le monde se moque, qui s’appelle Arnold que sa jeune femme trompe. Tout le monde rit. Il a 42 ans. C’est dans le troisième vers de l’Ecole des Femmes. Balzac a écrit un roman pour montrer qu’une femme de 30 ans peut être amoureuse et être aimée. Ces chiffres montrent l’importance du changement survenu et cet événement très heureux est la quasi-disparition de la mort des enfants. Autrefois, un nombre considérable d’enfants mouraient, rappelez-vous la descendance de Louis XIV, 7 enfants sur 8.
Donc les progrès de cette médecine, d’il y a à peu près 50 ans, ont changé le sort des hommes beaucoup plus que d’autres événements. On a pu dire que la médecine avait plus changé en 50 ans qu’en les 5 siècles précédents et, je crois que pour montrer comment cela va continuer, il faut prendre connaissance des échecs, des demi échecs de la médecine actuelle au niveau de quatre grands groupes.
1 - les maladies du cœur et des vaisseaux
2 - le cancer
3 - les maladies du système nerveux
4 - les maladies héréditaires
Tout d’abord les maladies du cœur et des vaisseaux.
Ce sont elles qui sont les premières causes de la mort dans nos pays. L’année dernière il est mort en France 100 000 personnes de cancer et 225 000 de maladies du cœur et des vaisseaux et pendant longtemps les progrès ont été très longs car on s’occupait surtout de ce qu’on appelle le contenant c’est-à-dire le cœur et les vaisseaux. La vérité est venue de ma discipline. J’en ai la fierté. Elle est venue du troisième élément du sang qu’on appelle la plaquette sanguine. Tout le monde connaît les globules rouges et les globules blancs ; La plaquette était totalement ignorée. Elle a été découverte en 1840 par une médecin de l’Hôtel Dieu qui s’appelait Alfred Donne et qui avait une très haute opinion de lui-même (il se nomma lui-même Professeur d’anatomie microscopique) et en peu d’années il a justifié cette haute opinion qu’il avait de lui-même par trois découvertes.
La première description de la leucémie, la première photographie au microscope et la description des plaquettes sanguines ou 3ème élément du sang. La plaquette a comme mission principale d’assurer l’équilibre entre l’excès et l’insuffisance de fluidité du sang. Si le sang est trop fluide, il a risque de mort par hémorragie, s’il n’est pas assez fluide, c’est l’encombrement ce que le langage médical appelle thrombose avec infarctus du myocarde, ramollissement cérébral etc. On sait maintenant que c’est la relation établie entre la plaquette sanguine et la paroi du vaisseau qui joue un rôle capital à l’origine de ces désordres.
Ce sont des découvertes relativement récentes. Un de mes anciens collaborateurs, devenu Professeur à son tour, Jacques Khan, a créé “ l’institut des vaisseaux et du sang ” pour montrer la liaison entre ces deux éléments. Les progrès sont remarquables. On peut dire que les 20 premières années du prochain siècle verront la prévention et le traitement d’un grand nombre de ces maladies du cœur et des vaisseaux qui sont dans notre pays la première cause de mort aujourd’hui.
Deuxième chapitre : le cancer
Il y a eu des progrès importants et il y a encore beaucoup, beaucoup à faire. Peut-être pour éclairer cette question, vais-je évoquer quelques souvenirs personnels.
Le premier est celui du petit Michel, un enfant de 6 ans qui est le premier enfant au monde a avoir eu une rémission de leucémie aiguë.
La leucémie est le cancer du sang, plus exactement le cancer des organes qui forment le sang. Je me rappelle très bien que lorsque j’étais pour la première fois médecin des Hôpitaux et Chef de service à l’Hôpital Herold, au retour de la guerre en 1945-1946, la situation était la suivante : les antibiotiques, les sulfamides obtenaient la guérison de la plupart des grandes maladies de l’enfant. Les septicémies, les méningites guérissaient mais il restait les leucémies. Et autant une maladie d’un vieillard paraît naturelle, autant la maladie mortelle d’un enfant de 4,5 ans est inacceptable. Un scandale ! Et ce sentiment a inspiré le combat que nous avons, mes collaborateurs et moi, mené pendant 40 ans.
Donc le petit Michel, 6 ans, rentre à l’Hôpital Herold en octobre 1947, avec tous les signes cliniques et de laboratoire d’un cas très grave de leucémie aiguë, notamment, de très violentes et très cruelles douleurs dans les membres. Jusqu’à ce moment là, on considérait que la leucémie était une maladie tout à fait incurable et on n’était pas prêt à s’en occuper.
Avec mon ami Marcel Bessy, nous avions réfléchi à la question. Nous avions pensé, nous basant sur les travaux de Claude Bernard, que, si on réussissait à changer le milieu intérieur, à modifier les conditions de vie ce ces globules leucémiques, peut-être aurait on un résultat. Et, c’est ainsi que cet enfant a été traité par ce l’on appelle en langage médical l’exanguino-transfusion, c’est-à-dire le grand échange du sang. On enlève le sang par une veine d’un côté et en même temps, on lui rend le sang d’un grand nombre de donneurs, et nous avons eu le bonheur d’assister à une remarquable amélioration, les douleurs ont disparu, l’enfant est revenu en très bon état, bien plus, son sang et la moelle de ses os sont redevenus normaux. Mais ce n’était qu’un répit. Quelques mois plus tard, une rechute très grave est survenue, mais c’était pour la première fois un arrêt dans l’évolution d’une leucémie. Et quand on fait de la recherche spécialement en médecine, on a un premier adversaire qui est le dogme. Ce dogme c’était : la leucémie est une maladie à tout jamais incurable.
Nous avons présenté ce résultat à l’Académie de Médecine avec un microscope, préparation et coupes. Je vois encore un de mes maîtres de l’époque se pencher sur le microscope, regarder, regarder encore. C’était un homme très honnête, très loyal. Il était manifestement troublé et au bout d’un quart d’heure d’examen, il se releva et il dit : “ c’est vrai, ces cellules ressemblent beaucoup à des cellules leucémiques mais puisqu’il y a une rémission elle ne sont pas leucémiques.
Deuxième souvenir, plus heureux. C’est l’histoire de Myriam, une petite tunisienne qui sera la première enfant au monde à guérir de leucémie aiguë. Elle était soignée à l’Hôpital Saint Louis, où j’étais chef de service depuis 1956 et après un mois et demi de séjour, elle repart en Tunisie en très bon état de rémission. Mais nous savions que, malheureusement, dans tous les cas jusqu’à cette période, il y avait une rechute. Jusqu’à 5 ans, plus de nouvelles et puis 8-9 ans après le début, je reçois sans commentaire l’extrait d’un journal sportif. Myriam X bat le record 100 mètres de natation d’Afrique du Nord. Mais pourquoi diable m’envoie-t-on ça et je réalise que c’était mon ancienne malade assez rétablie pour battre un record de natation. L’année d’après, je reçois une autre coupure de journal, elle avait gagné un concours de plus. L’année d’après, elle a été recalée au bachot. On ne peut pas tout avoir. Et puis, elle s’est mariée. Ace moment là, 13-14 ans après le début de la leucémie elle m’écrit et me dit “ vous m’aviez dit dans le passé que je pourrais, une fois rétablie, espérer avoir des enfants. Qu’est ce que vous en pensez ? ” Je dis “ probablement oui mais cela mérite un bilan ”.
Deux mois après j’ai reçu un faire-part de naissance. Elle m’avait demandé la permission quand elle était enceinte de sept mois. Elle a eu depuis deux autres enfants. Et elle va très bien. Cette aventure se passe entre 1965 et 1978. A l’heure actuelle, le pourcentage d’enfants guéris de leucémie se situe autour de 66, 67 %, cela signifie que les 2/3 des enfants guérissent alors qu’en 1947 tous mouraient en deux mois.
Troisième souvenir qui se passe à Waschington. Le Président Nixon avait décidé qu’il serait le président américain qui triompherait du cancer. Il convoque alors les grands cancérologues américains et leur pose trois questions :
Première question : est-ce que l’on peut envisager de guérir le cancer ?
Réponse : oui
Deuxième question : combien vous faut-il d’argent pour cela ?
On chiffre à 8 milliards de dollars
Troisième question : combien de temps ?
10 ans.
Le président donna 8 milliards de dollars. Mais seulement après 10 ans, il n’y eut aucun progrès. Dès lors une réunion assez mélancolique a eu lieu à Washington, les cancérologues américains avaient convoqué 3 ou 4 européens dont j’étais pour les aider à accueillir les journalistes pas très aimables, vous vous imaginez. Trois mois après, une très grande découverte est survenue : les oncogènes qui ont tout changé. Ca n’était pas à 10 ans mais 10 ans et 3 mois. La recherche contre le cancer, après une stagnation est actuellement en plein essor en trois directions.
La première direction est celle que je viens d’évoquer. Cela mérite quelques explication parce que c’est un peu complexe.
Une équipe comprenant deux Américains et un Français ont reconnu l’existence de gènes particuliers. Les gènes ce sont des éléments de nos cellules qui gouvernent ce que nous sommes. Certains gènes ont pour mission particulière le développement de cellules. Comme en grec le développement c’est procos on appela ces gènes des procogènes. Ces gènes montrent qu’en réalité il y a ce qu’on appelle des proto-oncogènes et des anti-oncogènes et tout notre développement est dû à un équilibre ténu entre les proto-oncogènes et les anti-oncogènes. Pour une comparaison vulgaire les proto-oncogènes seraient comme les citoyens d’un pays et les anti-oncogènes la police. Et le cancer est dû à des altérations tantôt de l’un, tantôt de l’autre groupe. Dans certains cas sous l’influence de certains facteurs, c’est le proto-oncogène qui s’accole, qui exagère et cela aboutit à un développement extrêmement rapide des cellules.
Dans d’autres cas c’est l’anti-oncogène (la police) qui est défaillante et qui fait que le cancer apparaît.
A l’heure actuelle, il y a de très grands espoirs dans le traitement du cancer en action sur ces deux éléments. D’une part, on réussit à maîtriser la transformation du proto-oncogène, citoyen qu’on fait rentrer dans l’ordre ou bien on renforce la police : on la crée quand elle est défaillante. Les travaux dans ce domaine vont extrêmement vite. Tantôt on agit à ce niveau, tantôt un peu plus en aval des conséquences de ce conflit.
Tout permet de pense que dans cette médecine du XXème siècle, on verra naître de grands progrès grâce à la compréhension du mécanisme même qui produit le cancer. Cette même médecine pourra sans doute limiter les cancers par le même mécanisme, voire tous les cancers qui apparemment sont extrêmement différents.
Ca c’est le premier progrès… très fondamental
Le second progrès se fait du côté du traitement.
Dans toutes ces maladies, les différents traitements possibles sont :
1 on détruit les mauvaises cellules, les mauvais tissus
2 on les remplace
3 on corrige
4 on agit sur la cause
En matière de cancer, pendant très longtemps, le choix était limité.
Le chirurgien amputait le membre cancéreux ou un estomac cancéreux, ou les rayons X détruisaient l’utérus ou les ovaires. Les médicaments chimiques que nous appelons aujourd’hui la chimiothérapie exercent une action sur les cellules cancéreuses hélas en détruisant aussi beaucoup les normales.
Mais aujourd’hui, deux progrès important sont survenus.
L’un concerne surtout ma discipline, c’est la greffe de la moelle osseuse qui permet de traiter un nombre important de cellules avec de très bons résultats.
Un autre, qui est beaucoup plus remarquable et qui est plus récent, c’est la mise au point de traitement correcteur. A ce sujet une aventure curieuse qui mérite d’être contée. C’est une aventure franco-chinoise. Depuis de très longues années nous avions pensé dans le service que la voie de destruction n’était pas la bonne voie en matière de cancer et qu’il fallait continuer à travailler dans d’autres directions. Et pendant que ces progrès se faisaient, surtout en laboratoire, un de mes successeurs, le Professeur Degos, reçoit la visite d’un éminent chinois, le Professeur Yuang, qui est un homme extrêmement remarquable. Le Professeur Yuang apprend ces travaux et retourne en Chine et là se produisent deux éléments :
Premièrement : la théorie chinoise : mieux vaut corriger que détruire,
Deuxièmement : il n’a pas d’argent pour acheter les traitements coûteux des leucémies et des cancers.
Alors le Professeur Yuang apprend qu’en culture de cellules, certains des dérivés de la vitamine A, un d’entre eux l’acide rétinoïde, permet de faire mûrir et d’améliorer les cellules de cancer et des leucémies.
Il se procure l’acide rétinoïde et il traite une très grave leucémie aiguë, qui porte le nom scientifique de leucémie à promyélocytes qui est une variété extrêmement grave. Elle a été décrite par notre groupe. Le premier cas était un coureur cycliste qui se classe second, un dimanche à la course professionnelle Paris-Tours. Le lundi il est fatigué, on dit “ ça n’est pas étonnant ”. Le mercredi il saigne abondamment, le samedi il est mort. Et bien cette même leucémie est maintenant améliorée grâce à l’acide rétinoïde.
Le médicament corrige la cellule malade et la fait redevenir une cellule normale. Il y a à l’heure actuelle, un grand courant de réflexion et d’idées. A cause de cette découverte considérable, une très étroite coopération franco-chinoise existe. On pense que là, il y a un modèle qui au XXIème siècle permettra le traitement d’un grand nombre de cancers et de leucémies non pas par la destruction comme aujourd’hui mais par la correction en ramenant la cellule du bon côté.Ca c’était le deuxième grand progrès.
Et puis il y a la troisième grande voie de progrès c’est : La recherche des causes.
Pendant très longtemps, la situation a été très incertaine. On savait qu’un certain nombre de facteurs extérieurs étaient capables de provoquer le cancer. Les rayons X : à cet effet, rappelons le glorieux et cruel palmarès de la famille Curie. A l’époque, on ne connaissait pas les dangers de l’irradiation et cinq prix Nobel sont morts de leucémie.
Donc en premier lieu : les rayons X.
En deuxième lieu : un certain nombre de composants industriels ; benzol, amiante etc. peuvent provoquer, celui-ci des leucémies, tel autre des cancers du poumon et je dois dire que, sans faire d’excès de morale, je trouve assez scandaleux qu’on puisse continuer d’employer dans l’industrie uniquement pour des raisons économiques, des produits capables de provoquer des leucémies et des cancers ; J’ai beaucoup souhaité qu’on réduise au maximum l’emploi de ces produits dans l’industrie.
Et la troisième cause peut-être la plus importante : c’est le tabac et l’alcool.
Longtemps, les effets de l’alcool ont été méconnus parce que les conséquences, les maladies provoquées par l’alcool, apparaissent trois à quatre ans après le début de l’imprégnation alcoolique. Il a donc fallu pas mal de temps pour s’en rendre compte.
Le travail a été fait de façon remarquable il y a une cinquantaine d’années par des médecins anglais.
En ce qui concerne le tabac, quand on a démarré l’étude, ils étaient 50 000, mais ils se sont aperçus que la moitié fumait et l’autre moitié ne fumait pas. Ils ont fait un bilan quinze ans plus tard. Il y avait quatorze fois plus de cancer du poumon chez les fumeurs que chez les non fumeurs.Donc, évidence éclatante, et je suis stupéfait de l’attitude du gouvernement français qui a le monopole, qui est le producteur de tabac. Il reçoit 3 à 4 milliards de la main gauche par la banque du tabac et dépense 20 milliards de la main droite pour traiter ces malades victimes du tabac. Un de mes collègues, le Professeur Frehour de Bordeaux a très bien étudié l’histoire du tabagisme. Il y a trois périodes.
Première période : les Huns fument le cigare et la pipe.
Deuxième période : les poilus, les soldats s’ennuient dans les tranchées pendant la guerre 14-18, is roulent et fument des cigarettes.
Troisième période : les jeunes filles se mettent à fumer.
Je crois qu’il y a là des mesures très sérieuses à prendre. Elles sont prises dans certains pays. Aux USA où il y avait eu l’échec dramatique de la prohibition de l’alcool, les Américains ont compris ; Ils sont en train de mener remarquablement le combat contre le tabac. Le fumeur est un pauvre diable, un pauvre type, laissez le donc.. et déjà on commence à enregistrer une diminution des conséquences des maladies dues au tabac.
Dans certains cas, l’alcool joue un rôle mais beaucoup moins que le tabac. Pour le cancer des voies respiratoires supérieures, on admet que, dans un nombre de cas non négligeable, la combinaison alcool-tabac a une responsabilité.
Donc voilà la première donnée. La responsabilité des facteurs extérieurs dans le cancer.
La deuxième série de causes est représentée par les virus et là je vous propose de vous emmener en Ouganda. Qui aurait dit que ce pays d’Afrique où cohabitent lions et girafes serait venue l’une des plus grandes découvertes en matière de cancer ?
C’est un chirurgien anglais, le Docteur Burkitt hélas mort il y a deux mois, chirurgien militaire envoyé en Ouganda dans les années 1946-1947, l’Ouganda était alors une colonie britannique. Il fut frappé par la fréquence des tumeurs de la mâchoire, plus proches de leucémies de l’enfant d’Ouganda. Il alla en voyage au Cap, il y interrogeau ses collègues mais en Afrique du Sud on n’avait pas vu ces cancers là. Alors il demanda une subvention à l’équivalent en Angleterre du centre de recherches médicales. On lui donna 1000 livres ou 8000 francs c’était quand même un peu généreux. Avec ses économies il acheta une vieille Ford et il partit en safari à travers l’Afrique dans des endroits où il y avait le cancer et dans des endroits où il n’y en avait pas.
Il a fait l’admirable découverte : c’est un cancer géographique qui dépend de l’altitude, de la latitude, de la température, et de l’état hygrométrique. Des commandos de chercheurs sont venus ensuite en Ouganda et ont fait deux très grandes découvertes.
D’abord on a reconnu qu’un virus qui porte les initiales EB des deux savants britanniques qui l’ont trouvé, jouait un rôle à l’origine du cancer et surtout on a reconnu qu’à l’origine des cancers il fallait admettre ce que l’on appelait le pluralisme des causes. Depuis Pasteur, nous aimions à méditer - une cause, une maladie - un microbe pour la tuberculose, un microbe pour la diphtérie etc.
Pour le cancer, c’est X+Y+Z = le cancer. Ainsi, dans la maladie que tout le monde appelle maintenant la maladie de Burkin c’est le virus + le parasite du paludisme + une anomalie des chromosomes + la pauvreté = le cancer.
Un autre cancer étudié en Chine, c’est le cancer de la gorge. Deux populations ont été étudiées dans les mêmes conditions géographiques mais l’une a la tumeur et l’autre ne l’a pas. La découverte a consisté à nous faire remarquer que les mères d’une des tribus couvraient le berceau des bébés d’un voile, l’autre non. Alors les moustiques qui transportent le virus et parasites piquaient. Un de mes collègues de l’Institut Pasteur qui m’aidait et avait été de longues années en Tanzanie a pu élucider ce problème difficile. Le virus étant présent dans la gorge des adultes, on se demandait comment diable peut-il passer à l’enfant ? Et la raison est la suivante, les mères en France font leur bouillie sur le feu en mélangeant farine, lait et sucre et la donnent au bébé à la cuillère. Les mères africaines prennent des céréales dans leur bouche, mâchent, mâchent, mâchent… et la bouillie ainsi faite la transmettent directement au bébé dans une sorte de baiser, baiser mortel car le virus est transmis en même temps. Il a suffit de leur apprendre à cuire les bouillies sur le feu comme en Europe pour que disparaisse le virus.
Enfin tout récemment, un autre cancer à virus a été découvert au Japon. On a isolé ce virus. Il y a un certain espoir de progrès dans ce domaine grâce à cet ensemble de recherches qui, comme vous voyez, concerne trois domaines :
Premièrement :le mécanisme général avec les oncogènes
Deuxièmement : les nouveaux traitements correcteurs
Troisièmement : les grands progrès dans la connaissance des causes des cancers et des leucémies.
Troisième groupe de maladies : les maladies du système nerveux pour lesquelles il y a un demi-échec de la médecine aujourd’hui :
Ce sont les maladies du système nerveux : les psychoses, les névroses qui font beaucoup de mal, au point qu’à New York, l’année dernière, un tiers du budget de la santé a été affecté pour faire face à cette situation. Alors là il y a beaucoup d’espoir, pour deux raisons.
Premièrement, la mise au point de médicaments qui agissent sur le fonctionnement du cerveau et deuxièmement, enfin un certain espoir en ce qui concerne la greffe de cellules nerveuses. Le premier apologue est le récit de l’habituel dialogue entre Faust et le diable. Autrefois, Faust vendait son âme au diable en bloc mais maintenant grâce à la neurologie on peut la vendre au détail, cellule par cellule, neurone par neurone. Dès lors, il y a un marchandage entre Faust et le diable ; Finalement ils se mettent d’accord. On prend les cellules nerveuses, le diable se frotte les mains et il n’a pas tort car la somme qu’il aura à verser est égale à l’ensemble des Français pour 6 siècles, ce qui vous donne une fière idée du nombre de cellules nerveuses que nous possédons.
Le deuxième apologue est le suivant. Pierre est amoureux de Jeanne. Jeanne dit que c’est un peu tôt. Jeanne bénéficie d’un certain nombre de greffes et Pierre est toujours amoureux. Jusqu’à quand ? Combien d’organes peut-on greffer pour qu’il soit toujours amoureux ? La réponse habituelle est : tant qu’elle aura son cerveau ça va mais si vous vous mettez à greffer les cellules nerveuses ? Or j’ai soumis la question à un de mes amis récemment disparu qui était un éminent poète français. Il m’a dit ce sont des histoires de biologistes. Il est amoureux de l’âme et toutes les greffes n’y changeront rien.
Pour revenir maintenant au progrès des sciences du système nerveux, à une discipline qui porte un nom barbare, la psychopathologie et au traitement des maladies de l’esprit par les médicaments. Naturellement ce n’est pas un fait nouveau, dans Othello, il est écrit “ la boisson me rend la cervelle confuse ”.
Depuis le début du siècle, on sait que quelques centigrammes d’extrait thyroïdien transforment une dame charmante en une horrible mégère. Mais il y a quelque chose de nouveau, ce que l’on peut appeler la spécificité, c’est à dire que telle molécule agit sur telle fonction du cerveau. Mon cher et regretté ami de toujours, le Professeur Jean Delay, fut le pionnier de cette discipline nouvelle. Comme toujours en sciences, il y a de grands progrès, des périodes de stagnation puis ça repart. Il n’y a aucun doute qu’au prochain siècle, on guérira un grand nombre de maladies de l’esprit, démence, délire, psychose, névrose etc.. grâce à des traitements de ce genre avec comme toujours un bon et un mauvais côté.
Le bon côté, c’est évident, beaucoup de malheurs vont être évités. Mais il y a un moins bon côté, qui est le pouvoir donné à l’homme de modifier le cerveau de son prochain.
Voilà une jeune femme qui trouvera que son mari est trop calme ou trop agité, elle mettra quelques gouttes d’un médicament dans l’alimentation, elle aura le mari qui lui convient. Ca encore, ce n’est pas trop grave. Mais on peut imaginer un nouvel Hitler qui aura besoin pour sa politique de 70 millions de tigres ou de 70 millions de moutons. Il mettra dans l’alimentation de ces sujets les molécules nécessaires qui feront ces tigres ou ces moutons. Vous me direz, c’est impossible et bien c’est déjà fait par un des gouvernements les plus démocratiques du monde : le gouvernement suisse. Il avait à lutter contre le goitre qui se voit dans les hautes vallées et qui est dû à une insuffisance en iode. Il semble bien que le gouvernement suisse ait mis de l’iode dans le sel de cuisine ce qui n’est pas dommageable.
Ce qu’a fait un des gouvernements, que ne ferait pas un nouvel Hitler ? Voyez qu’il faut donc avoir à l’esprit de sérieuses précautions et je dois dire qu’ayant eu l’occasion de m’occuper du Comité Consultatif National de l’Ethique, je me suis aperçu que tout progrès de la science comprenait un bon côté et un mauvais côté et qu’il fallait que les hommes en tirent le maximum d’avantages et le minimum d’inconvénients.
Quatrième groupe : Les maladies héréditaires, echec ou demi-échec.
Les myopathies, la mucoviscidose, les maladies de l’hémoglobine, l’hémophilie, etc.. Alors là il y a deux espoirs. Le premier c’est la possibilité de prévoir à l’avance certaines de ces maladies et j’y reviendrai tout à l’heure. La seconde beaucoup plus intéressante est la possibilité de modifier le patrimoine génétique de l’individu pour corriger la maladie.
La découverte a été faite en 1974-75 aux Etats Unis sur un microbe : le colibacille. On a réussi à modifier complètement le patrimoine génétique du colibacille et de sensible aux antibiotiques qu’il était, il est devenu résistant aux antibiotiques. On peut l’obliger à fabriquer un médicament tel l’insuline mais aussi de façon moins heureuse l’obliger à fabriquer un virus du cancer.
Quand cette découverte a été faite, un grand souci s’est emparé de l’esprit des chercheurs. Pour la première fois, ils ont pris conscience de leur responsabilité et, dans une conférence tenue dans une petite ville de l’Ouest des Etats Unis, on décidait pour la première fois en science d’un moratoire. Le mot moratoire quittait la langue des notaires pour rentrer dans la langue des hommes de science. Tout le monde s’est arrêté pendant 3 ans. Et comme au bout de 3 ans, on avait reconnu les difficultés, les périls et les précautions, on a recommencé.
Mais entre temps on est passé du colibacille à l’homme.
Comme le disait un de mes chers et regretté ami biologiste, ce qui est vrai pour le colibacille est vrai pour l’éléphant donc pour l’homme. Et maintenant, on est capable de modifier complètement le patrimoine génétique d’un futur homme.
Vous m’auriez invité à cette conférence il y a 8 ans, j’aurais été très troublé parce qu’il y avait d’un côté une impossibilité morale de modifier le patrimoine génétique d’un futur homme, cela ne me paraît pas acceptable, et de l’autre la présence sur cette terre de 3600 maladies héréditaires. On pourrait en citer quelques-unes. On avait le pouvoir d’agir sur elles et pour des raisons morales, on ne le faisait pas.
Comme ça arrive heureusement assez souvent, c’est un progrès de la connaissance qui est venu régler ce problème. On s’est aperçu qu’il y avait comme je le disais tout à l’heure deux sortes de gènes. Les gènes qui gouvernent tout le corps, que les théologiens du Moyen Age qui parlaient latin appelaient germen e les gènes qui gouvernent tel ou tel organe appelé soma. Un gène pour le foie un autre groupe de gènes pour la moelle osseuse, un autre pour les muscles etc.. Et on est capable actuellement d’agir sur les gènes des organes sans modifier l’individu par exemple dans les graves maladies de l’hémoglobine, dans l’hémophilie, on est à quelques années de prévenir ces maladies par un traitement convenable.
Bien sûr, on n’aura pas changé l’individu, ce qui n’empêcherait pas le processus héréditaire du danger mais ce qui aura empêché la maladie ; ce qui est déjà considérable. Et c’est ce qu’on appelle dans le langage actuel la thérapeutique génétique qui va prendre un essor considérable au prochain siècle, là où pendant longtemps toutes ces maladies étaient un échec entier pour la médecine.
Donc, premier caractère de la médecine du XXIème siècle : une médecine rationnelle
Deuxième caractère : une médecine plus efficace.
Troisième caractère : une médecine qui sera à la fois individuelle et universelle.
Individuelle est une grande surprise ; Là encore, il y a dix ans si on nous avait interrogés, nous aurions certainement dit que la médecine allait vers une médecine appliquée à tout le monde. C’est tout le contraire qui se produit. Ceci est dû à une très grande découverte par un glorieux de mes collaborateurs : le Professeur Jean Dausset.
Jean Dausset a découvert en 1980 un nouveau système sanguin qui s’appelle HLA, c’est de l’anglais (comme quoi les médecins à qui on reprochait autrefois de parler grec et latin, parlent aujourd’hui anglais). Une très grande découverte française illustrée parle initiales anglo saxonne human-leucocyte antigène.
Le système de Dausset est d’une extrême complexité. On compte à l’heure actuelle 600 millions de combinaisons de ce système. Si vous y ajoutez les groupes sanguins connus O, A, B, etc, vous arrivez à des milliards de milliards de combinaisons et à cette idée que depuis qu’il y a des hommes jamais deux pareils sauf des jumeaux vrais. Chaque homme est un être unique, irremplaçable. Il y a une quinzaine d’années, un de mes amis Monsieur René Brouille qui était à l’époque ambassadeur au Vatican, m’a demandé d’aller exposer les découvertes de Jean Dausset devant un auditoire de cardinaux et du chef de leur religion.
Il y eut ensuite une discussion et un des cardinaux m’a dit “ Cher Docteur, vous dites que la biologie de chaque homme en fait un être unique, irremplaçable. Nous théologiens, il y a longtemps que nous le savons.
Donc une médecine du futur individuelle.
Est-ce qu’en même temps elle sera universelle ou pas ?
A l’heure actuelle rien n’est plus dramatique la différence entre le nord et le sud. Au nord les dangers sont ceux que j’ai évoqués et l’espérance de vie va jusqu’à 80 ans.
Je suis allée au Cameroun il y a 3 ans. J’ai vu à l’hôpital des enfants couchés par terre les uns à côté des autres mourir de rougeole comme en Europe au XIXème siècle et dans le même temps où les Africains meurent de faim, en Europe, on paie des fermiers pour laisser les champs en jachère. C’est comme ça que cela se passe, je pense que c’est un scandale d’accepter que d’un côté on limite la production et de l’autre on meure de faim. Alors la médecine du XXème siècle réussira-t-elle à régler ce problème ?
Sera-t-elle une médecine universelle, c’est le défi pour le XXIème siècle.
Dernier caractère de la médecine du futur : ce sera une médecine de prévention, de prédiction et de prévisions pour plusieurs raisons.
Tout d’abord la prédiction. Depuis très longtemps, les médecins ont remarqué, et pas seulement les médecins, que les êtres humains n’étaient pas égaux devant les maladies. Il y a des gens fragiles et il y a des gens résistants. Mais ayant fait cette constatation, ils ne comprenaient pas les raisons de ces différences, et, malheureusement comme font souvent les médecins quand ils ne comprennent rien à une question, ils parlent et créent des mots comme diathèse, idiosyncrasie, terrain morbide, intolérance, allergie, qui ne faisaient que masquer l’ignorance.
Il me semble clairement qu’au moins pour certaines maladies, c’est l’appartenance à tel ou tel sous groupe du système HLA de Dausset qui représente la prédisposition à ces maladies. Voilà un enfant qui naît et qui est du groupe “ HLA 3387 ”. Cet enfant a 30 fois plus de risque d’avoir un diabète sauf si les parents adaptent un régime. Voilà un autre enfant qui naît, il est “ HLA 2283 ”, il a 25 fois plus de risques que son contemporain d’avoir plus tard un rhumatisme. Le risque, s’ils vivent sous un bon climat, diminuera. En fait, c’est beaucoup plus compliqué que ça en réalité, mais toute la médecine du XXème siècle sera une médecine de prédiction avec naturellement les bons côtés que je viens d’évoquer, relatifs au malheur mais aussi aux dépenses. En effet, les dépenses vont beaucoup diminuer, il coûte moins cher de prévenir un diabète que de le traiter.
Mais il y a des moins bons côtés. Ainsi, avons nous été amenés à connaître et être interrogés à partir des informations venant du Japon sur l’attitude de certaines firmes japonaises qui exigeaient de connaître le groupe HLA des futurs employés qu’elles engageaient.
C’est inacceptable.
Quand on va avancer vers les années 2010, 2015, que se passera-t-il lorsqu’il y aura une prédiction possible d’une anomalie ? Imaginons un mariage avec notaire où sera déclaré que pour l’un des deux époux, il y aura un risque de diabète dans les années à venir.
Laissons le cas du notaire de côté, je crois qu’il y a là des problèmes qu’il faut commencer à envisager. Il y a toute une éducation des enfants et des adolescents à faire pour qu’ils acceptent ces différences. Ca c’est la prédiction.
Il y a une maladie grave du système nerveux qui s’appelle la chorée de Huntington.
Vous savez que les médecins sont beaucoup plus vaniteux que les généraux. Quand les généraux gagnent une bataille, ils donnent le nom de l’endroit ou de la rivière, bataille d’Austerlitz, bataille de la Marne. Mais quand les médecins perdent et que la maladie est mortelle, ils donnent leur nom à la maladie, chorée de Huntington, cirrhose de Laennec, maladie de Hodgkin. La chorée de Huntington ou dans de Saint-Guy est une maladie grave du système nerveux que l’on ne peut reconnaître pendant la vie intra utérine et à la naissance et qui n’apparaît qu’à 40 ans. Elle est mortelle dans tous les cas. Vous voyez la gravité du problème qui se pose actuellement. Certaines des personnes concernées ont une idée très simple, faire l’avortement dans les cas, cela nous débarrasserait l’humanité de la chorée de Huntington.
Laissons de côté l’aspect spirituel mais même sur le plan médical, cet enfant que vous allez tuer dans l’utérus maternel, c’est peut-être Mozart ou Pascal, qui avaient accompli toute leur œuvre avant 40 ans. Et avec les progrès de la neurologie, l’enfant qui est conçu aujourd’hui, d’ici 2033, pourra peut-être bénéficier, nous l’espérons, d’un traitement efficace. Donc nous avons demandé que l’on n’augmente pas l’avortement systématique mais que l’on encourage les recherches sur cette maladie. Ca c’est de la prédiction.
Deuxièmement, la prévention .
La prévention se fait de plusieurs façons.
La première c’est naturellement sous l’influence de la prédiction.
La deuxième, nous en avons déjà parlé, ce sont les dangers extérieurs. L’idée que l’an dernier 60 000 personnes soient mortes à cause du tabac et 35 000 de l’alcool, c’est triste.
Et puis le troisième élément, c’est la renaissance des vaccinations. Il y avait eu un très grand essor des vaccinations au temps de Pasteur et de ses successeurs, cela s’était un peu assoupi. Et voilà que maintenant on voit renaître les vaccinations dans plusieurs directions. D’abord, on commence à vacciner contre les maladies, même les leucémies, les cancers. Cela a commencé par les poules.
Il y a une leucémie des poules qui dévaste les élevages et qui est due à un virus. Or, les leucémies des poules dévastant les élevages, ruinent les fermiers. En Irlande du Nord, en Allemagne, en Scandinavie, les fermiers sont de très bons électeurs à cause de ça, on s’est beaucoup plus intéressé à la leucémie des poules qu’à la leucémie des enfants. Conséquence : il y a maintenant un vaccin contre la leucémie des poules, il n’y a pas encore de vaccin contre la leucémie des enfants. On est sur le chemin et on peut espérer un jour avoir des vaccins contre plusieurs des leucémies et des cancers dont j’ai parlé.
Le deuxième progrès est la mise au point des méthodes de préparation des vaccins parle génie-génétique, c’est-à-dire au lieu de préparer des vaccins à partir des microbes, comme l’on fait actuellement, avec bien sûr quelques risques de contamination, on les fabrique par synthèse. Il en est ainsi d’un vaccin pour l’hépatite B, qui nous préoccupe beaucoup.
L’institut Pasteur de Paris distribue actuellement un vaccin préparé par synthèse. Le troisième progrès en matière de vaccination concerne les maladies liées aux parasites. Le paludisme est aujourd’hui sur cette terre la première cause de mort avant toutes les autres. Une autre maladie parasitaire, la bilharziose, qui se voit surtout en Afrique, a tué 3 millions d’êtres humais l’an dernier dans le monde. Pendant très longtemps, on ne comprenait pas le mécanisme de la passivité de l’organisme face à ces maladies. Vous savez que l’organisme normalement se défend ; C’est ce qu’on appelle le rjet c’est-à-dire que si on prend un tissu de l’un d’entre vous, et qu’on me le greffe, mon organisme le rejette. Et bien, il y a deux exceptions au rejet, la première, c’est la grossesse et la deuxième les parasites et nous avons tous dans notre corps un certain nombre de parasites que notre organisme tolère. C’est un remarquable savant, le Professeur Capron qui a fait une très belle découverte. On se demandait comment cela se faisait que l’organisme ne rejetait pas les parasites. Capron a démontré que le parasite se camouflait, en se revêtant d’éléments particuliers. L’organisme croit que ces éléments sont à lui et ne les rejette pas. Et Capron est en train de mettre au point une méthode qui fera que l’organisme reconnaîtra le parasite et l’éliminera. Et il y a un grand espoir d’avoir dans peu d’années, trois ou quatre ans, un vaccin contre la bilharziose et plus tard, vers le XXIème siècle, un vaccin contre le paludisme.
Mais je ne voudrais pas terminer sur des années trop triomphales. Je crois qu’un tel exposé, concernant la médecine du XXIème siècle, doit comporter une part de modestie, et cette modestie, comme prévision du futur, est fondée sur trois données. La première donnée : nous ne sommes pas du tout à l’abri de la venue régulière de nouvelles épidémies. Le sida en est actuellement un exemple. J’en ai connu une autre, lorsque j’étais enfant : la grippe espagnole qui en 1919 a tué plus d’Européens que ne l’avait fait la grande guerre. Il est mort 18 millions d’Européens de la grippe espagnole, un de mes maîtres de l’Institut Pasteur, Charles Nicole, a écrit un très beau livre qui s’intitule “ Destin des maladies infectieuses ”. Il montre que tous les cent ans, il tombe une catastrophe sur l’humanité. La peste a tué au XIVème siècle le tiers des Français. Dans 10 à 15 ans, on triomphera sans doute du sida. Puis après une période plus ou moins longue, apparaîtront d’autres maladies. Ca c’est le destin des maladies infectieuses. Voilà une première raison de modestie dans le mauvais sens et une deuxième dans le bon sens, c’est que dans les domaines qui restent très difficiles, vous avez bien remarqué que pour le cerveau et pour les maladies génétiques, il reste encore pas mal d’obscurité. Toutefois, Pasteur et Claude Bernard ont, au XIXème siècle, transformé le destin des hommes beaucoup plus que ne l’ont fait toutes les batailles qui encombrent les livres