Albert Jacquard compte parmi les rares personnalités scientifiques de renommée mondiale qui dénoncent le culte de la compétition. Il appelle à bâtir une société fondée sur la solidarité et l'émulation.
Fernand TOURNAN
L'APAJH qui œuvre depuis 40 ans pour la citoyenneté des personnes en situation de handicap et leur participation à la société commune, souhaite rencontrer des associations, des militants, qui sur des champs voisins au nôtre, luttant aussi contre les discriminations, se battent pour faire reculer la précarité et agissent pour créer du lien social. Vous mettez votre notoriété de grand universitaire scientifique, sociologue et humaniste au service des plus démunis. A maints égards, la société d'aujourd'hui provoque beaucoup d'exclusion malgré les grands progrès techniques et scientifiques réalisés. N'est-ce pas un grand paradoxe?
Albert JACQUARD
Ce n'est pas un paradoxe. Ces dernières décennies, nous avons côtoyé des situations aux conséquences dramatiques qui nous ont permis de mesurer la précarité de l'aventure humaine. La société d'aujourd'hui, tournée uniquement vers la compétition génère une majorité de perdants. La lutte est nécessaire ; il ne s'agit pas de lutter les uns contre les autres pour l'emporter sur l'autre. Chaque individu lutte contre lui-même pour se construire et pour cela, il a besoin des autres, de tous les autres avec leurs différences. Il faut imaginer une société à partir de ses imperfections et la considérer à partir de sa richesse de diversités. Certes la diversité interroge, dérange, mais elle est l'essence de la richesse humaine.
L'essentiel n'est pas ce que l'on voit. Chacun vaut mieux que ce qu'il est physiquement.
L'important dans la vie c'est de faire des rencontres
Chacun est une série de liens et c'est dans ses contacts avec les autres qu'il existe. Or ces contacts sont ce que nous déciderons de faire et l'on peut ainsi décider d'une société de lutte permanente ou d'une société solidaire.
On évoque souvent la nature: elle ne peut nous donner des leçons car elle fait ce qu'elle a à faire mais n'a ni volonté, ni objectif, ni finalité et donc pas de morale.
Les hommes doivent mesurer combien ils sont responsables d'eux-mêmes collectivement, et ce n'est que lorsque l'on mettra ensemble des gens très différents, chacun ayant sa propre richesse, aussi grande que celle de l'autre. Il y a urgence à diffuser cette notion d'humanité riche de ses différences.
Nous venons de vivre un siècle où tout a changé. Le pouvoir de l'homme sur lui-même a modifié l'ordre de grandeur des moyens et techniques dans le domaine militaire en particulier. Ceci transforme la façon de poser les problèmes. Ce que l'on utilise pour détruire l'autre peut se retourner contre soi-même. La logique des affrontements n'est plus la même, la logique du "vivre ensemble" a changé.
Aujourd'hui dans le domaine de la recherche les avancées biologiques sont-elles synonymes de progrès? Elles ouvrent des possibilités qui donnent lieux à débat. Je suis favorable à la recherche à partir d'embryons et respecte la position inverse. Nous sommes au cœur de la réalité humaine, devant des pouvoirs qui inquiètent et mettent en évidence une raison de plus d'être ensemble pour définir de façon démocratique une éthique collective et une démocratie de l'éthique: un travail de longue haleine, un changement profond qui oblige à contrer la réflexion sur la réalité humaine.
La véritable source de conscience c'est certes le patrimoine génétique qui nous a dotés d'un cerveau qui permet d'avoir un niveau d'intelligence, mais c'est aussi la rencontre avec l'autre. L'importance dans une vie c'est de faire des rencontres.
Fernand TOURNAN
Bâtir une société de la non-compétition, de l'ouverture à l'autre, dites-vous. Peut-on espérer qu'il y aura une prise de conscience de cette nécessité?
Albert JACQUARD
C'est ce que j'essaie de faire avec mes armes: la parole ou l'écriture, et dans une émission quotidienne à France Culture. Il faut dire et redire sans cesse.
Fernand TOURNAN
Nous aspirons à construire une société solidaire, avec des droits et des devoirs identiques pour tous. "La loi pour l'égalité des droits et des chances" qui devrait réformer la politique du handicap nous laisse insatisfaits. Le droit à l'école pour tous, avec développement de la scolarisation des enfants en situation de handicap en école ordinaire a du mal a s'imposer. Comment voyez-vous l'école aujourd'hui?
Albert JACQUARD
Je voudrais que l'on inscrive sur le fronton de chaque école: "Ici on apprend l'art de la rencontre". Nous n'avons pas de vision en profondeur de l'école...
A l'école l'enfant vit la partie la plus active de son existence. En complémentarité à l'action familiale elle métamorphose un enfant en une personne, un individu en un citoyen. Chacun apporte à la collectivité et s'enrichit d'elle. Le but de l'école et donc d'apprendre l'art de la rencontre. L'apprentissage de la lecture, du calcul me permet de rencontrer des camarades, des auteurs etc... Je travaille pour me construire et non pas pour lutter contre ou par rapport à l'autre. Choisir entre de la solidarité et l'école de la solitude c'est privilégier une école sans notes, sans palmarès, où les examens sont des étapes pour inviter à reprendre, à retravailler.
Aujourd'hui, l'orientation scolaire est une sélection à outrance qui laisse trop d'enfants sur le bord de la route. L'école doit dire à l'enfant qu'il faut construire une société différente de celle d'aujourd'hui qui est mal organisée et arbitraire. Ce ne sera pas facile, mais ce devrait être la véritable finalité de l'école.
J'interviens dans des écoles de banlieues. Les enfants s'amusent avec "les maths", ils comprennent tout. Quel bonheur de partager un concept, c'est une jouissance physique que de faire tourner ses neurones.
Tous les professeurs d'universités et les étudiants en IUFM devraient passer un pourcentage de leurs temps dans les écoles de banlieues. Les meilleurs professeurs devraient être nommés dans les établissements les plus difficiles. Tout se joue à l'école, à l'origine les enfants des banlieues ne sont pas moins aptes que ceux des centres villes. Pour partir à égalité, il faut échanger les professeurs.
Fernand TOURNAN
Vous êtes un homme d'action, vous n'abandonnez jamais le terrain. Etes-vous optimiste?
Albert JACQUARD
Je ne suis pas optimiste, ni pessimiste. Entre l'optimisme et le pessimisme se situe le volontarisme. Etre volontariste, c'est dire que les progrès dépendent un peu de moi, c'est se dire que l'on appartient à une espèce merveilleuse capable des pires choses.
Aujourd'hui l'orientation scolaire est une sélection à outrance qui laisse trop d'enfants sur le bord de la route.
J'écris et j'essaie de faire partager un enthousiasme, parfois mal étayé. Il faut que chacun puisse dire de quiconque: "c'est une merveille puisque c'est un être humain".
Chaque jour grâce à la radio j'ai le privilège de parler à 200 000 personnes. Des auditeurs m'écrivent: "ce que vous avez dit, je le savais déjà, mais je ne l'avais jamais formulé".
Ma mission c'est de trouver les mots pour exprimer des choses qui ne sont pas originales, mais souvent à l'opposé du discours du quotidien. Les gens se disent ou idiots ou fous jusqu'à ce qu'ils mesurent qu'ils sont déjà deux à penser la même chose.
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