ALT_BANNIERE
ALT_BANNIERE

Maudy PIOT psychanaliste à la tombée du jour (readaptation n°517 - février 2005)


A LA TOMBÉE DU JOUR

ASPECTS PSYCHO-AFFECTIFS DES DEFICIENTS VISUELS

 

Le terme « déficient visuel » regroupe de nombreuses pathologies ; il inclut aussi bien les aveugles de naissance que ceux qui le sont devenu par accident, ainsi que les amblyopes plus couramment dénommés « mal-voyants ». Je ne vais pas ici m'attarder sur la notion d'aveugle dont la définition est simple : celui qui ne voit pas… mais je vais centrer mon propos sur ceux que je nomme les « perdant la vue », sujets mal-voyants à des titres et à des degrés divers. Nous retrouvons d'ailleurs des points communs entre ceux qui voient mal et ceux qui ne voient pas, sachant également que chaque sujet réagit de manière singulière en fonction de son histoire personnelle. Pourquoi employer cette expression « perdant la vue » ? Depuis plusieurs années, je me confronte à cette histoire unique de la perte de vue au quotidien, dans la rencontre avec des patients porteurs de déficiences visuelles diverses, et au travers de ma propre expérience, de mon vécu.

Qu'est-ce qu'un sujet « perdant la vue » ? J'évite le terme de mal-voyant, pourtant plus courant et socialement plus intégré, à cause de l' adjectif « mal » qu'il comporte. De quel mal s'agirait-il ? Qu'aurions-nous fait de mal ? Ces trois lettres renvoient à une représentation négative : opposé du bien, le mot désigne la faute, sous-entend la culpabilité. « C'est mal ce que tu as fait » disent les parents à leur enfant qui vient de commettre une bêtise. Est-ce mal de perdre la vue ? Les mythes porteurs des fantasmes de l'humanité entretiennent cette présomption du mal. Prenons le mythe d'Œdipe : après avoir commis la faute terrible de tuer son père et d'épouser sa mère, il se crève les yeux. On aurait pu imaginer qu'il se punisse en se coupant les mains, en se castrant, que sais-je, non, il se crève les yeux, il perd la vision des choses de ce monde, il s'exclut du monde des voyants. Le mot « mal » renvoie à la faute, au péché, à l'interdit. Mal voir serait une punition des dieux, une dette à payer pour une infâmie, et ainsi de suite.

Le perdant la vue, terme que je préfère, est celui qui perd la vue jour après jour, qui traverse des périodes de stabilisation ou au contraire des moments où sa perte de vue s'accélère. C'est celui qui, dans la lumière retrouvée, va bien percevoir un objet et qui, l'instant suivant, ne le distinguera plus. Il est tributaire de la luminosité, de sa fatigue, de son stress, de ses émotions, de multiples facteurs qui influent sur sa perception. Le perdant la vue ne sait jamais ce qu'il va percevoir, il est dans la pénombre de la nuit et, l'instant d'après, il découvre émerveillé ce qu'il croyait avoir perdu à jamais. Chaque perdant la vue est unique, chaque pas vers la perte est unique ; chacun vit cette douloureuse aventure de manière personnelle en relation avec son histoire, son environnement.

Et pourtant ces histoires uniques dans leurs vécus recouvrent des données communes. Tous les perdant la vue se heurtent au manque de voir, à la perte, à un état dépressif plus ou moins prononcé, à une blessure narcissique inévitable. La perte visuelle abîme l'image de soi. Certains vont recourir au déni, d'autres au caché de la perte. Le sujet vit une angoisse plus ou moins violente, car perdre la vue modifie les repères, l'inattendu de la perception bouleverse l'identité, et le regard de l'autre est parfois ressenti comme persécuteur. La vue qui décline comme le soleil au couchant renvoie à des angoisses archaïques. Les traces des pertes vécues dans l'enfance sont brutalement réveillées, quel que soit l'âge du sujet. Un bouleversement de l'économie psychique se produit. Perdre la vue est une expérience douloureuse qui bouleverse toute la vie.

Comment rendre compte de ce qui arrive ? Comment trouver les mots pour décrire ce que l'on perçoit, ce que l'on distingue ? Comment décrire ce brouillard qui par moment environne celui qui est sur le chemin de la perte ? L'autre ne comprend pas ; c'est si difficile de dire avec des mots ce qui reste de perception visuelle. Comment expliquer qu'avec un certain éclairage on ne voit rien du tout, mais qu'avec une lampe différente on distingue certaines choses ? Comment répondre à cette remarque : « Mais voyons, à quoi sert de gaspiller de l'électricité puisque tu ne vois pas ? » Le perdant la vue renvoie aux autres : parents, enfants, amis, la complexité de sa perte et de son angoisse. Il est confronté à la perte objective d'une certaine vision, il est obligé de vivre avec un manque, et pas n'importe lequel : celui de la vue. La vision donnée, ou vision perceptive, renvoie au réel de la perte. On voit moins bien, on ne perçoit plus le visage de ceux qui nous entourent, on ne voit plus les marches ou les trottoirs ! Toutes ces pertes fragmentaires en réveillent d'autres plus anciennes, elles renvoient à la perte symbolique de la castration.

La société ne fait pas de cadeau au perdant la vue. Il lui rappelle qu'il est porteur d'une anomalie, de quelque chose qui le rend différent. La société le confronte aux difficultés d'accessibilité, le prive d'informations, lui rappelle à chaque instant ses limites. Il a besoin de l'aide de l'autre ; il se sent menacé dans son intégrité, confronté qu'il est journellement à sa perte. Il se sent impuissant, différent. Tous ces sentiments le rendent dépressif. Il doit lutter pour rester dans la mouvance de ceux qui l'entourent. Alors, pour rester dans le monde des valides, il va cacher sa perte, il va nier ce qui lui arrive, il va « faire semblant ». Pour continuer à vivre, il doit se battre, saisir sa différence comme une chance qui enrichit le monde qui l'entoure. Sa singularité est une richesse, il donne un goût d'exception, une autre valeur à la vie. Il doit s'imposer comme un citoyen à part entière, source de richesse et de différence pour les autres. Le perdant la vue traverse des moments de fatigue, de déprime, d'impuissance, de rejet, d'angoisse, de perte de confiance en lui. Il essaie d'être héroïque, de se dépasser, de nier, de cacher, de lutter. Comme tout le monde, dira-t-on. La marque du perdant la vue est cette perte visible-invisible qui l'accompagne au quotidien et qui modifie sa vie fondamentalement. Il est celui que le manque habite, celui qui regarde la vie avec des regards nouveaux, celui qui apprivoise la perte et vit longuement avec.

 

Maudy PIOT

Retour