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Henri-Jacques STRIKER (Directeur de recherche université paris vii) le travail au risque des personnes handicapees


LE TRAVAIL AU RISQUE DES PERSONNES HANDICAPEES

Introduction

Dans les profonds changements qui sont à l'œuvre, les personnes handicapées, n'ont elles pas un message positif à émettre en direction de la société globale et en direction d'autres populations dites en difficultés ? Sans doute serait-il naïf de penser à une sorte de généralisation de la politique vis-à-vis des personnes handicapées. Mais il n'est pas dit que la situation des personnes handicapées, et le combat qu'elles ont déjà mené, ne puissent pas inspirer quelques réflexions utiles pour tous, parce qu'une population particulièrement touchée par le déficit, radicalise certaines questions et peut être source de régulations sociales.

Mon propos ne vise qu'à poser des questions, mais à partir de la conviction, que j'argumenterai, qu'entre un problème qui paraît particulier et les questions sociales générales un échange doit se produire, fécond d'un côté comme de l'autre. Replaçant la question du travail des personnes handicapées en perspective sociologique et anthropologique je tente de questionner la société et à partir de celle-ci d'interroger à nouveau le "statut" de ces personnes.

Pour illustrer ma manière de réfléchir je discuterai la position qu'a exprimée Pierre Rosanvallon dans son livre La nouvelle question sociale, publié au début de 1995 . Un danger majeur apparaît à l'auteur, celui de « salarier l'exclusion » comme il le dit si bien. A savoir : nos sociétés sont assez riches pour indemniser ceux qu'elle ne peut plus insérer ou intégrer dans l'économique. Deux modèles, selon Rosanvallon, se présentent pour répondre à cette tentative, à cette tentation : le modèle du handicap et le modèle du revenu d'existence. Le modèle du handicap est celui-là même que Castel a détecté avec tant de pertinence tout au long de l'histoire de la question sociale depuis le 14ème siècle : certaines populations qui, pour des raisons d'âge et surtout d'infirmité, ne peuvent subvenir par elles-mêmes à leur besoin de base sont de droit assistées. « Un noyau de situations de dépendance reconnues, constitué autour de l'incapacité à entrer dans l'ordre du travail du fait de déficiences physiques ou psychiques ». est dispensée du travail, alors que les pauvres ou vagabonds valides se trouvent en situation délictueuse s'ils ne travaillent pas. Dans cette perspective, pour Rosanvallon, le « handicap » est une catégorie d'exclusion, qui relève de l'aide sociale. Et pour qu'elle reste limitée, il convient de ne pas la faire glisser du domaine "médical" au domaine social. On peut admettre que des personnes déficitaires relèvent de la solidarité, voir de l'Etat-providence, mais dés lors qu'on étendrait la catégorie, comme c'est déjà la tendance si l'on en croit les chiffres de l'AAH ou certaine pratiques dénoncées par la Cour des comptes, on institutionnaliserait, de façon perverse, la séparation entre l'économique et le social « faisant aller de pair société d'indemnisation et société d'exclusion » (p.120). On exclut du marché du travail les individus pour leur apporter une aide. Et Rosanvallon de conclure : « on a inventé la catégorie de handicap social dans les années 1980, comme on avait inventé la catégorie du chômage à la fin du 19ème siècle : pour gérer des populations que l'on ne pouvait plus insérer normalement dans la société. Le citoyen perd dans ce cas moralement ce que gagne financièrement l'allocataire : c'est au prix d'une mise à l'écart de la société que s'exerce une forme de solidarité ». Pour Rosanvallon le modèle du handicap est un modèle dangereux, s'il n'est pas strictement limité à des situations...limites, et ne saurait inspirer quoique ce soit au niveau de la question générale. Rosanvallon a raison d'écarter une société d'indemnisation passive qui nous ferait revenir au clivage ancestral dégagé par Castel. Mais le modèle du handicap, tel qu'il s'en sert, est singulièrement appauvri. D'abord parce qu'historiquement le modèle du handicap est précisément l'inverse de ce que prétend Rosanvallon. Si l'on a été cherché ce terme sportif et turfiste c'est précisément pour marquer que la charge et le poids qui pèsent sur certain sont compensables, que le handicap est une manière d'être concurrent, de rentrer dans la course. Le handicap c'est le modèle d'une société qui entend normaliser, rendre performant, égaliser les chances. Le modèle du handicap c'est la réadaptation, le reclassement. Et c'est précisément sur cette ligne qu'il y a eu installation d'une discrimination positive, laquelle est toute autre chose et bien davantage qu'un simple assistanat. Pour discuter avec pertinence il ne faut par commencer par réduire le modèle du handicap à la seule indemnisation, comme si tout se ramenait à une allocation, comme si le statut de handicapé se résumait en celui d'exclu salarié.

Donc, au-delà du propos de Pierre Rosanvallon qui a toute sa consistance, j'affirme que la question peut rester pertinente : le secteur médico-social du handicap a quelque chose à faire entendre. Les populations handicapées ne sont pas seulement des bénéficiaires d'une société qui s'est efforcée de pallier certaines menaces et certaines séquelles d'accident ou de maladie, elles peuvent aussi contribuer à éclairer la question sociale. On l'a beaucoup dit pour les accès physiques : ce que l'on fait pour les personnes handicapées est bénéfique pour toutes sortes de catégories (enfants, femmes enceintes, personnes âgées etc.). Mais on n'a rarement envisagé cette contribution sur un plan sociétal. Or aujourd'hui les circonstances se prêtent à l'envisager. .

QUESTION RECIPROQUES : TRAVAIL ET HANDICAP

Production de richesses et emploi

Le chômage est un problème récurrent dans nos sociétés développées. Il y a dissociation entre la production de richesses, en terme de biens et en terme d'argent, et le besoin de travail humain. Il ne s'agit pas ici pour moi de polémiquer avec le discours de la croissance économique. Tout le monde admet que la production de richesse est indispensable et que l'appauvrissement et le recul économique ajouteraient à la dégradation du travail et de l'emploi. Mais la croissance économique nous suffit-elle et est-elle redevenue réductrice du chômage et de la précarité par elle-même ? Sans être économiste ces questions me semble demeurer et je continue à adhérer à ce que R.Castel écrivait : « De même que le paupérisme du 19ème siècle était inscrit au cœur de la dynamique de la première industrialisation, de même la précarisation du travail est un processus central, commandé par les nouvelles exigences technologico-économiques de l'évolution du capitalisme moderne. Il y a bien là de quoi poser une nouvelle question sociale qui a la même ampleur et la même centralité que celle que le paupérisme soulevait dans la première partie du 19ème siècle, à l'étonnement des contemporains. » ( p.409/410) Pour l'heure, la plupart des analystes cherchent des solutions en maintenant le principe d'un travail rémunéré, de type salarial, pour tous. De là l'importance de la réduction massive du temps de travail, de sa répartition toute différente dans le temps de la vie, d'une extension des emplois dans tout le secteur de ce qu'on peut nommer « l'entretien de la vie » (de la santé à l'écologie en passant par les services de proximité etc.), d'une répartition des richesses produites qui permette le financement de cette extension des emplois, enfin d'un aménagement du travail tel qu'il reste pleinement humain et accessible aux faibles. Comme le disait de façon très synthétique le rapport de la Commission présidée par Jean Boissonnat : « La productivité ne tue pas l'emploi, mais l'oblige à se déplacer ; il faut donc à la fois veiller à la répartition de l'emploi dans la population, et à la redistribution de ressources afin d'élargir l'accès au travail tout en satisfaisant des besoins non couverts » Dans cette perspective que deviennent et qu'ont à dire les personnes handicapées ? Si le mouvement de dissociation entre la richesse produite et le travail humain se prolonge, sous des formes diverses, les travailleurs handicapés seront-ils épargnés, malgré l'obligation d'emploi de la loi de 87 ? Pour répondre à cette interrogation il faut certes suivre de près les flux comme les stocks de personnes handicapées en quête d'emploi, il faut suivre la qualité, les durées, des embauches ou des maintiens. Mais bien au delà de ce suivi, vu du côté des personnes handicapées, il faut regarder les politiques réelles de l'emploi dans les entreprises et mesurer les chances de réussite, ou d'échec, ou de stagnation, de l'insertion des handicapés. Certes on peut dire que le système de discrimination positive marche. Pour autant les personnes handicapées, par rapport à l'emploi, constituent-elles une exception pure et simple mais quelque peu contaminée par l'attirance de "statut refuge", ce qui voudrait dire qu'il faut en garder strictement les accès (Rosanvallon). ou bien cette exception est atteinte elle-même par la gigantesque crise de l'emploi et le sort des personnes handicapées deviendra-t-elle tributaire de solutions générales, la discrimination étant de moins en moins positive ?

A partir de là la réflexion peut prendre une direction nouvelle. Le statut "aidé" des personnes handicapées ne milite ni pour une extension de la discrimination positive qui leur est spécifique, ni pour un système d'assistance de remplacement. C'est les conditions dans lesquelles se déroule le travail aujourd'hui qui se trouve interrogé. Non seulement les conditions de pénibilité, mais sa répartition. Par exemple pour les personnes qui souffrent de maladie psychique le travail à contrat indéterminé et à temps plein est souvent trop lourd pour elles. Autrement dit les personnes handicapées, qui peinent parfois beaucoup à suivre le rythme et les exigences de l'emploi courant, posent la question de l'aménagement du travail. Aménagement doit être ici pris au sens large du terme. Car ce qu'elles réclament à travers le travail, essentiellement, c'est la dignité, faite d'indépendance économique et de participation à l'œuvre commune, et non le gain maximum. Les personnes handicapées disent très fort : mettons les valeurs à leur place ; le travail est indispensable pour être citoyen, mais il n'est somme toute qu'une médiation pour le développement de l'homme.Les personnes handicapées pourraient être les grands témoins de cette indispensable revendication de rester des sujets, de ne pas confondre les moyens et les fins, de remettre l'économie à sa place. Et ceci m'amène à examiner les changements de la valorisation du travail dans la société contemporaine.

 

Les modifications de la valeur attribuée au travail

Le travail sous sa forme d'emploi, notamment salarié, a perdu de son prestige et de son attraction. Prestige qui était lié au fait que pour être citoyen, pour être reconnu comme membre égal et à part entière, il fallait avoir un travail rémunéré. Attraction parce que l'emploi rémunéré était la seule source d'une protection sociale, basée sur la contribution la plus générale possible. Nous étions, jusqu'alors, dans un monde où la plus grande sécurité étant collective, il nous fournissait la plus grande solidarité, mais dans l'anonymat maximum et donc la liberté. Ceci perdure largement. Cependant des signes précis d'essoufflement se font sentir : chômage ajouté au vieillissement, ajouté à la démographie font que les contributifs risquent de devenir peau de chagrin, que la protection sociale liée à l'emploi perde de sa valeur puisque l'emploi diminue ou du moins se précarise, que tous ceux qui en ont les moyens aillent, au moins partiellement, vers des régimes d'assurances par simple capitalisation individuelle affaiblissant ainsi les régimes par répartition etc. Mais bien au delà encore de ce fait que le salariat perd à nouveau de sa grandeur, les hommes d'aujourd'hui ont pris de la distance avec l'idée que seul le travail faisait la valeur de la vie et le moyen de développement personnel. La culture, le loisir, la participation à la vie civique, le sport, sont des demandes fortes : le travail salarié oui, mais il ne suffit plus à combler les aspirations et n'est même plus la voie royale pour une reconnaissance sociale pleine et entière. Certes ceux qui sont hors de l'emploi y aspirent, et éprouvent leur mise à l'écart sociale comme liée à leur mise à l'écart économique. Il ne s'agit pas de minimiser cet aspect, mais simplement de faire remarquer que la crise du travail et de l'emploi comporte également un niveau de remise en cause de la centralité du travail salarié pour la citoyenneté et l'épanouissement personnel.

Nous sommes devant un paradoxe : l'emploi devient précaire, donc tous ceux qui l'ont perdu s'y accrochent et le cherchent à tout prix ( y compris au prix de ne plus rien revendiquer : travaille et tais-toi); mais dans le même temps il y a relativisation, et parfois pour les mêmes raisons que celles qui entraînaient le chômage, de la valeur du travail. De là la double nécessité d'ancrer les gens dans l'emploi, mais de manière à ce qu'ils existent aussi en dehors de lui et sans lui. C'est là le défi de la question sociale aujourd'hui : changer la donne du travail, sans en exclure une grande masse et permettre à cette masse d'accéder à une vie plus humaine.

Au point où nous en sommes, n'est-ce pas jouer les doux idéologues utopistes que de proclamer la conciliation entre l'économique, de plus en plus implacable, et les valeurs de bien-être et bien-vivre, par ailleurs oubliées devant la seule soif du consumérisme, et d'abord chez ceux qui n'ont rien, allant jusqu'à casser pour consommer ?

Utopiste autant que l'on voudra, on ne saurait aujourd'hui séparer les questions du sens et les questions économiques et sociales. Les questions économiques et sociales elles-mêmes ne trouveront d'issue que si l'on tient compte du sens. Je cite deux auteurs : « Comment les principes économiques, ou ceux de la vie sociale, pourraient ils ignorer des données cardinales de l'existence humaine ? On ne fait pas de bonne économie ou de bonne politique sur une vision amputée et réductrice de l'être humain. Or nul être humain ne peut esquiver l'épreuve du sens » « A tous une évidence devrait s'imposer : quelque soit son issue proprement économique, la crise du travail ne laissera pas la société indemne. Sa profondeur invite à se poser des questions radicales : quelle est la spécificité du travail économique parmi les autres activité humaines ? Quelle doit être sa place dans la vie de chacun, dans l'acquisition de droits sociaux et dans la production des normes collectives ? De quelles ressources de sens et d'organisation disposons-nous pour vivre et agir ensemble lorsque le travail économique fait défaut ou ne possède plus les mêmes vertus intégratrices ? » Nous sommes amenés a affirmer que la question de la valeur travail doit être traité avec, en même temps, que la question de l'emploi, et vice versa.

C'est face à ce défi que certains avancent des propositions étonnantes, telle celle du revenu d'existence. Je ne discuterai pas ici cette idée combattue. Mais je souligne que les personnes handicapées posent avec vigueur une question cruciale, celle du risque relatif au pouvoir de subvenir entièrement par soi-même, par son travail, à ses besoins. Ce risque est tel dans nos sociétés que, collectivement, ne convient-il pas d'envisager de nous garantir devant ce risque, comme nous avons su le faire devant la maladie ? Le handicap, en révélant le risque majeur de ne pas pouvoir subvenir à ses besoins par son travail, le révèle pour tous. Certes les personnes handicapées ne sont pas les seules à poser cette question, mais il l'exacerbent car on ne peut les renvoyer d'aucune façon à leur responsabilité et leur tenir le discours "risquophile" qui tend à se répandre. Les personnes handicapées inscrivent le risque du non emploi et du non travail dans l'ordre des risques inévitables et font obstacle aux discours néo-libéraux qui font appel à la force de l'individu comme remède aux risques.

On insistera pour dire que, précisément, l'exemple des personnes handicapées est mauvais puisque d'aucun constatent que le système allocataire est désincitatif pour l'insertion professionnelle. Somme toute, quand on est dans les conditions d'y avoir droit, si l'on ajoute l'AAH, l'allocation compensatrice et divers avantages liés à la labellisation des Cotorep, en ajoutant les avantages fiscaux, on a plutôt intérêt à ne pas travailler. A quoi bon faire des efforts, parfois démesurés, pour gagner à peine plus que les allocations, pour une reconnaissance sociale aléatoire ? Le seul argument pour choisir le travail malgré tout, devient la fierté et la dignité de sa propre image. Mais c'est un argument de grand poids. Et nous devons souligner que ce n'est pas le fait de travailler qui pose problème, mais le type de travail, lourdement contraint et peu reconnu, face à des allocations permettant une activité, intellectuelle, culturelle, associative, voire civique importante. La population handicapée fait la preuve que le problème n'est pas sur le registre de l'oisiveté, pas davantage sur celui de l'amour de la passivité et de l'assistanat, mais sur celui de la situation, des astreintes et de l'intérêt du travail-emploi.

Ainsi les personnes handicapées, au tout premier chef, interrogent, au nom de tous je crois : jusqu'où peut et doit aller la sécurité devant les risques, jusqu'où peut et doit aller la solidarité nationale, jusqu'où doit-on aller dans la notion de risque et de prise en charge des risques ? Après tout à la fin du 19ème siècle nous avons eu toutes les peines du monde à passer d'une conception individualiste et morale de la responsabilité devant les accidents du travail et les risques de la vie, à celle d'une responsabilité sociale, collective, entraînant l'idée d'assurance, puis de sécurité, sociale. Les grands discours sur le fait que la vie ne s'assurait pas, sur la dangereuse socialisation des risques, n'ont pas pesé lourd . Il y a, en cette fin du dix neuvième siècle, et justement à propos d'une catégorie (nouvelle) d'infirmité, l'exemple d'une "révolution tranquille", mais profonde, qui a réussi à faire passer l'indigne salariat à la condition de citoyenneté. Nous sommes aujourd'hui à la recherche de nouveaux paradigmes pour assurer aux individus les supports qui leur sont nécessaires, afin qu'il n'y ait pas, comme le souligne Robert Castel , deux sortes d'individus : ceux par excès (les forts dont leur travail permet le développement et la sécurité) et les individus par défaut ( les faibles que le travail diminue ). Les personnes handicapées sont emblématiques de ce dilemme. Le spectre d'un assistanat destructeur et inégalitaire ne doit pas nous rendre aveugle à d'éventuelles façons d'étendre la protection sociale, d'élargir la notion de risques, de redistribuer les richesses. Mais il est évident que cette manière de présenter les choses, dans un contexte libéral exacerbé, n'est guère opportune. On pourrait être taxé de renoncer à un monde de travail et d'emploi ; en revanche on pourrait accuser certains de penser que la protection sociale est synonyme d'inactivité et d'accepter allègrement une société de surnuméraires. Les personnes handicapées, avec d'autres, nous obligent à poser correctement certains problèmes, hors d'une idéologie rivée soit à des archaïsmes, soit à un économisme sans humanité. Le fait du handicap, l'existence de millions de personnes handicapées, dit oui au travail, mais à un travail réparti, dans les différents sens du mot, et aménagé, dans son accessibilité et dans son contenu.

Au moment où un débat bat son plein autour de la réforme de la loi dite d'orientation en faveur des personnes handicapées de 1975, une des grandes questions qui se pose est celle du rapport entre le droit commun et la spécificité des personnes handicapées. Ne serait-ce pas l'occasion d'obliger les différents corpus juridiques, dont le code du travail, à intégrer cette spécificité ? Non pas donc donner un statut à part aux travailleurs handicapés, mais ouvrir le droit commun, et donc les espaces communs, à des différences patentes. Le grand apport des personnes handicapées c'est de poser la question de l'articulation entre un universalisme républicain basé sur les droits et devoirs des individus et la prise en compte de singularités qu'une démocratie digne de ce nom ne saurait négliger. Comment concevoir un droit, et une réalité, du travail et de l'emploi pour tous qui fasse sa part aux "situations de handicap" ? Par là nous sommes contraints à réfléchir de façon plus générale sur la véritable intégration ( et pas seulement insertion) dans l'espace social de tous ceux qui ne sont pas et ne peuvent pas être dans "la moyenne" ?

Comportement des entreprises

Concrètement les entreprises sont-elles conscientes de ces enjeux ? Certains se demandent si la question de l'insertion, et généralement celle du chômage, ne dépendent pas du modèle productif, dont les défauts majeurs seraient, sur le fond d'un taylorisme lent à disparaître, une demande de surqualification à l'embauche, un recours trop facile à l'emploi précaire, une rigidité organisationnelle extrême. Les entreprises souffriraient d'un déficit de modernisation . Mais on peut prendre le reproche sur un autre plan : être moderne n'est-ce tenter de résoudre le problème que je viens d'évoquer, à savoir organiser tous les "lieux sociaux" en capacité d'accueillir et de faire vivre chaque membre de la cité ?

Cette thèse heurte de front le patronat qui reproche sur tous les tons l'archaïsme environnant et se présente comme le fondateur d'une société vraiment moderne. Les entreprises répètent ce couplet sur l'air de la réactivité au marché, d'une flexibilité pour utiliser les ressources matérielles et humaines en fonction de ce marché, d'une communication intense et d'une collaboration dévorante des personnels, mais chacun de ces aspects a, à son tour, des revers sérieux en terme d'emploi, comme par exemple une externalisation des tâches, une fragmentation de l'emploi, des constructions aléatoires de compétences, une « opérationnalité déclinante du droit du travail » (rapport Boisonnat), une usure psychique des personnels à responsabilité etc. Certes il y a entreprises et entreprises, et les travaux de Renaud Sainsaulieu montrent qu'il existe "des mondes sociaux" différents selon les types d'entreprises. Mais force est de constater que malgré des efforts considérables sur le terrain journalier, et des réussites locales remarquables les conditions du travail productif sont de plus en plus défavorables aux personnes handicapées : mobilité, stress, compétences communicationnelles et savoirs sociaux, niveaux élevés et pointus, ne sont pas les points forts d'une majorité de personnes handicapées. Le credo est que, sur le plan des faits comme sur le plan du principe, l'entreprise est là pour produire et faire du profit ; nul autre objectif ne saurait lui être imposé ; elle n'est ni sociale, ni citoyenne en tant que telle. Elle ne l'est que par les retombées de la richesse produite et par ce qu'elle permet un développement des hommes qui se réalisent dans les tâches qu'elles proposent.. Si l'on veut une réconciliation, ne doit-on pas admettre que l'entreprise, comme toute organisation, a plusieurs fonctions à remplir. Si l'intégration – entendue ici au sens de la grande tradition sociologique française - est le grand problème de nos sociétés, problème lui-même engendré en partie par la manière de faire des profits, y a-t-il un groupe social, un type d'organisation, dispensé de contribuer à cette intégration ? Pas plus que la commune ou l'école, l'entreprise n'est une fin en soi : elle est aussi au service du bien social. Par conséquent elle doit réfléchir aux moyens de faire aller de pair une productivité et un profit et une intégration des hommes dans l'emploi. Il ne s'agit pas de moraliser de l'extérieur l'entreprise, mais de lui rappeler l'ensemble de ses fonctions. Si l'on affirme, avec la Constitution, que accéder au travail est un droit et que l'on doit « tout faire pour n'écarter a priori personne de l'accès au travail rémunéré, et de toute activité socialement utile »(rapport Boissonnat p.216) on doit affirmer que l'organisation qui est faite pour cela, l'entreprise, ne peut s'y soustraire.

Les personnes handicapées constituent une bonne occasion de se le rappeler : une obligation existe pour eux, mais qui porte en elle l'obligation envers tous ceux que le malheur, de quelque ordre qu'il soit, empêche de gagner leur vie et d'être des "citoyens sociaux". Peut-être ne convient il pas de formaliser cette obligation de la même manière ( quota, redevance, fonds etc), mais il convient de réfléchir aux moyens de donner corps à cette obligation. Le modèle du handicap, loin d'être un repoussoir, devient une source de sens. Pas une boite à recettes, mais une matrice de valeurs et de directions.

Henri-Jacques Stiker Directeur de recherche, Université Denis Diderot, Paris 7. A travaillé pendant trente ans à des programmes concrets d'intégration des personnes handicapées.

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