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Professeur Julia KRISTEVA, Professeur Charles GARDOU ( Présidente et vice-président du conseil national handicap) - accompagner tous les plus vulnerables


Si la crise actuelle canicule-vieillesse, dont la France n'a pas encore mesuré toute l'ampleur, manifeste des défaillances de l'Etat, elle révèle simultanément une carence non moins préoccupante de notre culture d'entraide : sommes-nous capables d'assurer l'accompagnement des plus vulnérables ? Avec quelle humanité, c'est-à-dire quelle disponibilité, quelle sensibilité, quelle formation ? Et avec quels moyens ?

Telles sont les questions urgentes, car "l'humanitaire", comme on dit, n'est pas seulement hors Hexagone, l'humanitaire est chez nous : sinistré, ou en passe de l'être.

La forte chaleur fut, à l'évidence, un facteur aggravant, mais lorsqu'une majorité de Français attribue le drame actuel à la fatalité du climat plutôt qu'au dysfonctionnement de notre système de soins, elle manifeste peut-être moins une maturité politique soucieuse d'éviter la politisation à outrance qu'elle ne révèle un déficit du lien social.

Car on a beau feindre d'ignorer ce que les spécialistes appellent pudiquement "le retard français" dans la prise en charge des personnes en situation de dépendance, cette spécificité nationale éclate ici au grand jour et témoigne en profondeur d'un malaise bien plus poignant que notre fabuleuse "exception culturelle" : nous ne sommes pas suffisamment sensibilisés, informés, formés, pour venir en aide aux personnes fragilisées, qu'elles le soient en raison du vieillissement ou en raison d'un handicap.

Au scandale des seniors déshydratés et délaissés s'ajoute la détresse des personnes touchées par un handicap, abandonnées pendant les vacances, et de bien d'autres qui ne sont prises en charge nulle part. Comme si l'ère technique et son culte de la performance et de la perfection nous figeaient de peur et d'angoisse devant les plus vul-nérables!

Le phénomène est, certes, mondial, mais le moins que l'on puisse dire est qu'il reste à notre République à faire ses preuves d'efficacité ! Quelles que soient les causes historiques, religieuses, administratives, économiques ou culturelles de cette spécificité française, c'est précisément pour promouvoir une culture d'interaction avec tous les citoyens en situation de handicap, en s'adressant à l'opinion nationale dans son ensemble, au-delà des personnes touchées et de leurs proches, que nous avons récemment créé le Conseil national Handicap: sensibiliser, informer, former, dont l'intitulé et les objectifs sont plus que jamais d'actualité.

Il est urgent que toutes les forces vives de notre pays se mobilisent solidairement contre l'ignorance, l'indifférence, voire l'arrogance et la barbarie à visage compassionnel, quand ce n'est pas l'eugénisme qui pointe ici ou là sous le couvert de la rentabilité, de la rationalité technique ou d'un prétendu idéal scientiste, et dont sont souvent victimes, à des degrés divers, les personnes en situation de handicap.

C'est donc une mobilisation citoyenne que le Conseil national s'engage à susciter et à accompagner. Une campagne audiovisuelle est en préparation, qui sera suivie d'actions de sensibilisation et d'information dans les écoles, les collèges et les lycées. Nos efforts se concentrent aujourd'hui sur l'organisation d'états généraux nationaux et régionaux des citoyens en situation de handicap, à partir de huit thématiques: vie autonome et citoyenne ; vie, santé, éthique et déontologie; vie affective, familiale et sexuelle; vie professionnelle; vie scolaire; vie artistique et culturelle; vie sportive et loisirs; vie et dignité pour tous.

Nous appelons toutes les initiatives, toutes les contributions pour préciser, concrétiser, amplifier et réaliser ensemble cette véritable révolution culturelle qui s'impose dans notre société.

Nous le sentons tous, une nouvelle période historique commence. Sera-ce un nouveau partage de la souveraineté internationale, ou bien une emprise unilatérale? Serons-nous livrés à des manipulations politiques et génétiques sans précédent? Ou bien l'avancée des techniques et des sciences nous permettra-t-elle des réponses plus solidaires, plus adaptées à la vie de chacun ? Un autre destin humain se profile à l'orée du troisième millénaire, qui exige un humanisme plus complexe, pour éviter une nouvelle barbarie adossée à la technique. L'accompagnement des personnes rendues dépendantes par le vieillissement, la maladie et/ou le handicap en fait partie. Peut-être même nous donne-t-il une chance paradoxale, une chance elle aussi sans précédent. Car les sciences augmentent les savoirs, mais la politique nous permettra-t-elle d'y répondre de manière ajustée ?

Le contexte actuel impose des décisions cruciales: d'une part, les contraintes économiques et budgétaires interdisent les hésitations et les errements; d'autre part, les modèles de prise en charge des personnes en situation de dépendance sont désormais à bout de souffle: saurons-nous passer de la "prise en charge" à la "prise en compte"? La réforme de la loi d'orientation de juin 1975 en faveur des personnes en situation de handicap ne peut plus être ajournée. Une nouvelle philosophie et un budget adéquat sont nécessaires, que nous résumerons ainsi:

  • personnaliser l'accompagnement des citoyens en situation de handicap;
  • désinsulariser le handicap;
  • changer le regard des Français.

Alors que le gouvernement et le Sénat préparent des propositions en vue d'une nouvelle loi pour mieux accompagner et compenser le handicap, il nous semble indispensable d'engager un débat national, afin que la contribution financière de chacun, sous une forme fiscale ou par la suppression d'une journée fériée, ne soit pas perçue comme un gadget ou une punition, mais comme un réel acte de civisme.

Oui, l'heure est venue d'extraire le monde du handicap de son insularité et de promouvoir enfin une société inclusive. Des perspectives prometteuses se font jour, qui rompent avec les logiques ségrégatives. Ainsi en est-il du monde de l'entreprise, qui peut et doit offrir une place aux personnes affectées par un handicap, en respectant leurs possibilités. Ainsi en est-il de l'allocation compensatrice individuelle, qui devrait être à la hauteur des nécessités vitales. Ainsi en est-il à l'école lorsqu'un enfant rejeté pour cause de handicap peut être accueilli parmi les autres grâce à l'accompagnement d'un auxiliaire de vie scolaire. Cependant, il faut encore se poser la question de la formation, de la professionnalisation et du financement de ce nouveau métier.

Dans ces domaines comme dans bien d'autres, la réalité nous montre que "c'est possible", à condition de penser plus juste pour agir mieux: à cela nous voulons nous attacher, avec le souci de combattre les ignorances et les peurs, de réveiller les consciences, de mettre au jour les manques et les vrais besoins, de valoriser les réalisations; bref, de fédérer, le plus largement possible, les énergies.

Pourquoi nous engageons-nous dans cette action au long cours ? Demande-t-on pourquoi nous lut- tons contre le racisme, l'antisémitisme, l'exclusion sociale ? Les combats, depuis deux siècles, ont légitimé de tels engagements. Or il n'en est pas encore de même pour celui qui nous amènera à considérer que le manque et la dépendance sont partie intégrante de notre destin, et que la dignité de l'être humain est tout entière en suspens dans le visage, dans le corps, dans la personne qui viennent signifier la déficience et la fragilité.

C'est donc aussi à une réflexion de fond que nous appelons, sur les limites de la vie humaine, sur le sens de notre vulnérabilité et de ses droits, sur la solidarité que ces personnes requièrent. C'est enfin à un examen sans concession de notre contrat républicain que nous invitons toutes les Françaises et tous les Français: quel sens "l'exception française" peut-elle conférer à la condition humaine, ici et maintenant?

par Charles Gardou et Julia Kristeva Charles Gardou (professeur à l'université lumière-Lyon-II) et JULIA KRISTEVA (professeur à l'Institut universitaire de France) sont respectivement Vice-Président et Présidente du Conseil national Handicap : sensibiliser, informer, former. Ils président aussi le comité exécutif de ce Conseil national.

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