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Henri-Jacques STIKER - extrait de son livre les fables peintes du corps abîmé aux editions du cerf


LES FABLES PEINTES DU CORPS ABÎMÉ

L'infirmité dans la peinture du XVIè au XXè siècle

Les personnes avec une déficience sortent-elles de l'ombre séculaire où elles furent laissées ?

Les plus grands peintres n'ont pas hésité à placer les corps déformés dans la lumière de leurs œuvres. Un parcours superficiel pourrait conclure à des mises en scènes grotesques ou pitoyables, dérisoires ou accusatrices, contribuant au rejet des corps meurtris dans les ténèbres sociales. Intrigués et séduits par les corps infirmes, les peintres nous offrent au contraire des visions magnifiques et inattendues des défaillances, dénonçant, par des retournements subtils et admirables, le sort qu'on leur fait, nous renvoyant à notre condition commune, limitée et mortelle. L'art pictural dévoile le visible caché derrière les apparences et contribue à changer notre regard, sans faire la morale. De Pierre Bruegel à Frida Kalho, nous pénétrons dans les profondeurs de notre modernité quand elle rencontre les corps différents et passe de la prégnance du crucifié à une indécision radicale sur l'humain.

Tout presse la communauté internationale et chaque communauté nationale à prendre la mesure des souffrances et de la passion de vivre de ceux qui doivent lutter contre la dépréciation dont ils sont l'objet. Prendre cette mesure c'est aussi fouiller la mémoire des siècles et convoquer les sciences à comprendre toutes les dimensions d'une question qui affecte chaque collectivité humaine. Les travaux croisés d'histoire, de sociologie, d'anthropologie sont aussi rares qu'indispensables. Le présent ouvrage est le premier, en français, à restituer les visions picturales du corps abîmé, indissociables de celles de notre corporéité commune.

Henri-Jacques Stiker s'est attelé de longue date à reconstituer le passé de ce qui est devenu le handicap, depuis la difformité telle qu'elle fut considérée par l'Antiquité jusqu'à l'invalidité due aux guerres modernes ou aux risques contemporains. Il est Directeur de recherches au laboratoire Identités, cultures, territoires, Université Denis Diderot, Paris 7 et Président de la société ALTER pour l'histoire des handicaps et déficiences. L'histoire de l'infirmité à travers l'art pictural est une histoire très particulière. Ce n'est pas de l'histoire sociale. Ce n'est pas l'histoire des “ traitements ” de l'infirmité par la société. Ce n'est pas non plus l'histoire des représentations populaires, ce que l'on nomme aujourd'hui les représentations sociales. C'est un parcours sur l'infirmité vue par les peintres. C'est une histoire parallèle à d'autres approches historiques. Elle peut éventuellement être très différente de, ou contradictoire avec, l'histoire sociale. Les peintres sont de leur temps mais leur intérêt réside dans leur vision personnelle, dans leur sensibilité, dans la façon dont ils exploitent les sensations et perceptions qui leur viennent du monde, monde naturel ou monde social. Si les artistes illustraient leur temps, comme une image peut illustrer un texte, vaudraient-ils tant d'heures d'attention, de peine et de joie ? Les sociétés suivent leur cours, l'historien tente d'en faire le récit, mais les peintres suivent leur propre regard et nous ne pouvons sans appauvrissement rabattre l'un sur l'autre. Nous sommes dans une quête singulière.

Le corps abîmé dans les œuvres picturales est aussi une certaine histoire de l'art à travers les visions, magnifiques, horribles, grotesques ou moqueuses de corps tordus, défigurés, amputés. Mais l'art tord, défigure, ampute à sa manière et ce n'est pas étonnant que l'art pictural fourmille de corps infirmes.

Il existe une connivence entre la peinture et la difformité. L'art est une anomalie. Dans son principe il déforme, re-forme, invente des formes, transpose, transfigure. Avec tout ce qui n'est pas l'habituel l'art est en familiarité. Ce qui est empirique et courant n'intéresse pas l'art pictural dont toute l'acuité consiste à voir autrement. L'infirmité ne peut être qu'un sujet pictural de choix étant une manifestation surprenante du corps humain. La peinture est toute entière dans le visible. C'est là un truisme. Mais ce qui l'est moins c'est qu'à chaque moment la peinture nous donne à voir un visible inconnu, insoupçonné, émergent. Il faut, devant toute innovation picturale que notre œil acquiesce, qu'il dise oui. Comme l'écrit Merleau-Ponty : “ La peinture ne célèbre jamais d'autre énigme que celle de la visibilité ”. Elle fait voir ce qui est observé et regardé mais avec tant de force, de constance et de précision qu'elle amène la perception à un degré d'incandescence où le réel se révèle tout à fait au-delà de l'empirique. Comme l'écrit encore Merleau-Ponty à propos des chevaux de Géricault qui n'ont rien à voir avec le galop de chevaux que l'on photographierait : “ ils me donnent à voir la prise du corps sur le sol et selon une logique du corps et du monde que je connais bien, ces prises sur l'espace sont aussi des prises sur la durée. ” La peinture ne cherche pas la superficialité du visible, mais son chiffre secret, son dedans. Dehors du dedans et dedans du dehors, la peinture se situe à ce chiasme, à cet entrelacs de l'être offert… Le peintre Max Beckman (1884-1950) l'affirme avec une clarté sans pareille : “ Ce qui importe avant tout dans mon travail c'est l'idéalité qui se trouve derrière la réalité sensible. Je cherche, à partir de cette réalité donnée, le pont vers l'invisible, comme l'a dit un célèbre kabbaliste "si tu veux comprendre l'invisible enfonce toi autant que tu peux dans le visible". ” Les théories esthétiques sont nombreuses, les interprétations des artistes et de leurs œuvres multiples et irréconciliables, mais on peut affirmer que l'effort de pénétration ultime de "l'objet", du vu, l'effort de dépassement de la figuration, est commun à tous les peintres…La sensation n'est pas la même pour tous les peintres, mais tous pourraient convenir, avec Bacon, qu'il faut passer d'un ordre à un autre, d'un niveau à un autre, d'un domaine à un autre et conclure, cette fois avec Deleuze “ c'est pourquoi la sensation est maîtresse de déformations, agent de déformation du corps. ”

Les particularités des corps infirmes sont un sujet de choix parce qu'ils sont la visibilité cachée du corps visible. Le corps infirme peut révéler la profondeur du visible, peut révéler jusqu'à l'universelle déformation de l'être, des êtres. Les corps déformés, donc reformés sont le dernier visible des corps normalisés, vus par l'œil normé. Le peintre, ce faisant, les rend non seulement acceptables, mais indispensables, signifiants, admirables. L'infirmité est du réel autre qu'ordinaire et ainsi il révèle l'intime du corps habituel, c'est un corps plus complexe, autrement fait, contre fait. Contre fait par l'extérieur, la naissance ou les aléas de la vie, mais contre fait également par ce qui le ronge ou le vrille de l'intérieur. La monstruosité psychique ou la folie marquent et changent la forme du corps. Nous le voyons clairement chez Goya ou Géricault. Il y a comme une double opération dans le choix du corps infirme par la peinture : ces corps, comme tous les autres, sont transformés par la peinture et en même temps leur difformité est un lieu privilégié pour apercevoir ce qui nous échappe de tout corps humain. Mais il y a davantage, sans doute, chez les peintres contemporains : c'est mon corps, le corps-propre selon la phénoménologie, qui est en question. Ses puissances, ses possibilités, ses dérives, ses méprises, ses exaltations et ses chutes trouvent à se révéler dans ses mutations, ses dysfonctionnements, ses meurtrissures, dans ses abîmes.

Alors le regard pictural est capable de convertir le nôtre : l'infirmité n'infirme rien et n'est infirmée par rien. Elle est ce que nous sommes et nous découvre la réalité de notre propre corps, de notre propre moi. Quiconque a regardé la peinture, a regardé la déformation des corps par la peinture, quiconque a regardé l'infirmité peinte par la peinture ne peut plus que regarder fraternellement ceux qu'il rencontre et dont le corps, ou l'esprit, n'est pas conforme. Pour autant l'art ne donne aucune leçon, et surtout pas de morale. Il ne donne pas davantage de recette et de solutions pratiques. Mais en nous obligeant sans cesse à un autre regard, il empêche la fixité, la mise en ordre, la mise au pas, la mise en cage, la mise en règle. Au bout du compte l'esthétique rencontre l'éthique.

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