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Dommages corporels : indemnisation en péril


Une proposition de loi déposée à l'Assemblée Nationale propose de créer un référentiel national d'indemnisation qui limiterait sévèrement le pouvoir d'appréciation des juges.

Dommages corporels : indemnisation en péril.

(Yanous.com - février 2010)

Le 5 novembre 2009, une proposition de loi composée de 10 articles a été déposée à l'Assemblée Nationale, à l'effet d'améliorer la loi Badinter du 5 juillet 1985 relative à l'indemnisation des victimes d'accidents de la circulation. La loi Badinter fut, lors de son adoption, l'une des lois les plus abouties de son temps et reste encore aujourd'hui, près de 25 ans plus tard, un modèle du genre, consacrant un réel droit d'indemnisation pour les victimes d'accidents de la route. Cependant nulle législation n'est parfaite et il appartient notamment aux juges, dans leur interprétation de la loi, de l'adapter et de l'actualiser au fil des ans.

Après 25 ans d'application de la loi Badinter, tous s'accordent à dire qu'il conviendrait absolument de procéder à des modifications de celle-ci, afin de tenir tout particulièrement compte de la jurisprudence et de certains dysfonctionnements bien connus dans la pratique. La proposition de loi du 5 novembre 2009 était donc la bienvenue, et pourtant la lecture de celle-ci laisse un goût bien amer.

On l'a dit, la loi Badinter est perfectible et cette proposition de loi y contribue à certains égards, mais à quel prix ? Sous couvert de quelques bonnes intentions, ce sont en réalité les victimes qui seront sacrifiées sur le sacro-saint autel des assureurs, puisque leurs indemnisations, via l'instauration d'un "référentiel national indicatif", seront figées dans le temps. Nous nous sommes déjà, par le passé, inquiétés de l'instauration d'un barème d'indemnisation proposé par les assureurs.

On s'inquiète d'autant plus lorsque c'est, aujourd'hui, la représentation nationale qui s'en fait l'écho. Revenons plus en détail sur le contenu de cette proposition de loi. En guise de préambule, celle-ci rappelle la chute du nombre de blessés de la route, qui passe de 200.000 par an en 1991 à 97.000 aujourd'hui, mais aussi l'augmentation du nombre de dossiers d'indemnisation traités à l'amiable, de 85 % en 1985 à 95 % à ce jour. Cette présentation chiffrée est biaisée et sert en réalité la cause de ceux qui souhaitent voir instaurer un barème d'indemnisation. On pourrait en effet penser que la justice ne traite que 5 % des dossiers de dommages corporels issus d'un accident de la circulation, et se demander légitimement si le juge conserve encore un rôle. Mais cela serait omettre que ces 5 % de contentieux représentent en réalité près de 45 % du montant total des indemnisations payées par les compagnies d'assurances, soit près de 2 milliards d'euros en 2008.

C'est dire le rôle capital du juge qui accorde aux victimes une juste réparation de leurs dommages en toute indépendance, en toute impartialité et en tenant compte du principe de la réparation intégrale du préjudice. C'est donc le juge qui, par sa jurisprudence, tire les indemnisations vers le haut, pour tenir compte de la réalité des dommages. Quant aux 95 % des accidents qui sont traités à l'amiable entre victimes et compagnies d'assurances, que deviendraient-ils, s'il n'existait pas une jurisprudence dont peuvent se prévaloir les victimes via leurs avocats ?

Même un avocat spécialisé en réparation du préjudice corporel ne peut réaliser une bonne transaction, c'est-à-dire obtenir une bonne indemnisation amiable, sans faire référence à une jurisprudence fournie et adaptée au handicap de son client. Le projet de loi rappelle que la majeure partie des victimes d'accident de la route sont des jeunes. C'est pourquoi il faut impérativement mettre en place des indemnisations importantes car ils en auront besoin tout au long de leur vie, or celles-ci ne pourront être accordées s'il existe un "référentiel national indicatif".

Il faut rappeler que l'auteur d'une infraction au Code de la route bénéfice du principe de personnalisation des peines. Et chacun se rappelle le scandale provoqué par l'instauration de peines dites "plancher" et de l'émoi qu'elles avaient suscité. Ainsi celui qui, après avoir brûlé, en état d'ivresse un feu rouge, renverse une jeune fille, verra sa peine adaptée à sa personnalité. En revanche, avec l'instauration de ce référentiel national indicatif, cette jeune fille sera indemnisée sans que sa personnalité ne soit véritablement prise en compte.

Quelle curieuse façon de concevoir la justice ! La France, pays des Droits de l'Homme, deviendrait en réalité un pays où la victime, et elle seule, serait privée du pouvoir souverain et régulateur du juge. La France deviendra-t-elle un pays où la victime aura moins de droits que son bourreau ?

Cette proposition de loi comporte donc 10 articles. Certaines propositions qui y figurent marquent une avancée, d'autres sont insuffisantes et surtout l'article premier instaure cette ignominie intitulée sans honte "référentiel national indicatif". Rappelons d'abord cet article de la proposition de loi, rédigé comme suit : "la création d'une base de données en matière de réparation du dommage corporel recensant les transactions et les décisions judiciaires et administratives". D'emblée, le résumé de cet article n'est pas conforme à la proposition de loi, qui préconise : "Une publication périodique rend compte de ces indemnités et donne lieu à l'élaboration d'un référentiel national indicatif de certains postes de préjudices corporels. Un décret précise les modalités d'application de ces dispositions."

La notion de "référentiel national indicatif" de certains postes de préjudices corporels est donc annoncée, sans qu'on sache lesquels, en renvoyant tout simplement les modalités d'application à la voie du décret. Le juge ne sera donc plus libre de son évaluation. Bien évidemment ce référentiel n'est pas impératif, mais à quoi bon dans ce cas le créer? Le juge n'a pas besoin d'une fourchette d'estimations ni d'une grille pour fonder sa conviction. La liberté du juge a permis l'augmentation des indemnisations, car il a su apprécier notamment l'individualité de chaque victime. Il est seul maître de son évaluation, il est le garant de la réparation intégrale du préjudice corporel, et manifestement cette proposition de loi tend à limiter ses pouvoirs.

On comprend d'ailleurs fort bien que si 5 % des affaires jugées correspondent à 45 % des indemnités allouées, l'on puisse penser que le juge est trop généreux, alors que les compagnies d'assurances, qui ont toujours été favorables au référentiel national indicatif, souhaiteraient ainsi faire des économies. Il est certain que si le "référentiel national indicatif" est retenu par le législateur, les indemnisations seront menacées et les personnes handicapées seront mises à l'index, puisque notre matière deviendrait la seule de l'ordre judiciaire ou il existerait un référentiel. Si un référentiel indicatif s'applique, comment alors calculer la moyenne des décisions de justice, puisqu'il n'y aura plus de décisions librement débattues, les dossiers étant jugés en tenant compte d'un référentiel? Il est certain que, si ce référentiel est voté, c'est bien pour que le juge l'applique. A défaut, à qui servirait-il ?

Concernant les autres propositions faites, certaines étaient de longue date souhaitées par les victimes, mais celles-ci sont imparfaites. Ainsi, l'article 2 propose de "refondre les différents barèmes médico-légaux actuels en un barème médical unique qui serait publié dans un délai maximum de deux ans". Un barème médical unique est attendu. Cependant, il est important de compléter, voire de renouveler la liste des experts judiciaires. À titre d'exemple, dans certains tribunaux, il n'existe aucun neurologue pour évaluer correctement les personnes atteintes d'un traumatisme crânien. Il faut bien sûr des outils, mais il faut également des médecins pour évaluer les victimes de dommages corporels.

L'article 3 vise à "rendre obligatoire la nomenclature dite Dintilhac en recensant les différents chefs de préjudices indemnisables tant lors de la procédure amiable que contentieuse". La mise en place de la nomenclature dite Dintilhac à titre obligatoire mais non limitatif est essentielle, elle est retenue par les professionnels. Celle-ci est déjà couramment appliquée, mais il conviendrait aussi de généraliser l'existence de chambres spécialisées dans chaque Tribunal. Nous reviendrons plus longuement sur ce point ci-dessous.

L'article 4 vise à prévoir une réactualisation du barème de capitalisation. Cette réactualisation du barème de capitalisation est très attendue. Pour autant, la proposition de loi, sur un sujet aussi important, n'apporte aucun élément ni aucun mode de calcul. L'article 5 renforce "les obligations d'information de la victime qui incombent à l'assureur par l'envoi d'une notice d'information sur leurs droits à peine de nullité de la transaction notamment. Il prévoit en outre un envoi systématique à la victime du procès-verbal de police ou de gendarmerie dès réception par l'assureur d'un tel document". Le principe du contradictoire tant attendu est enfin retenu. Cependant cette disposition ne prévoit aucune sanction en cas de non-communication par l'assureur, du procès verbal de police. Une loi sans sanction perd de son efficacité.

L'article 6 propose de "rendre obligatoire une évaluation de la victime dans son environnement habituel dès lors qu'est proposé un examen médical. En outre, il rend obligatoire l'assistance de la victime par un médecin-conseil en réparation du dommage corporel, si elle refuse d'être examinée par le seul médecin mandaté par l'assureur ou en cas de contestation des conclusions médicales du médecin de l'assureur". Les dispositions de cet article améliorent le droit des victimes. Cependant dans la pratique, il faut trouver un médecin-conseil en réparation du préjudice corporel; or il y en a peu. Par ailleurs, au stade de l'offre indemnitaire, la victime devrait également être assistée, car elle est souvent incapable d'en apprécier le montant.

L'article 7 prévoit que, "dans le souci de garantir aux victimes une totale indépendance des experts médicaux impliqués dans la procédure, un médecin-conseil mandaté par la compagnie d'assurances dans le cadre du règlement d'un sinistre ou d'un litige ne peut concomitamment exercer la mission de médecin conseil de la victime tant par voie amiable que contentieuse. Chaque médecin est tenu de déclarer auprès du conseil départemental de l'Ordre des Médecins le nom des compagnies d'assurances pour lesquelles il travaille". Les dispositions de cet article améliorent le droit des victimes. Cependant le texte de loi précise que: "les professionnels de santé concernés disposent d'un délai de deux ans à compter de la promulgation de la présente loi pour se mettre en conformité avec les dispositions prévues à l'article 211-10-2." Il aurait été préférable que cette disposition soit appliquée dans un délai maximum de six mois à compter de la promulgation de la loi. Il est anormal que, bien que ce dysfonctionnement soit légalement recensé et condamné, certaines victimes en subissent toujours les effets néfastes.

L'article 8 vise à "rendre obligatoire le versement d'une provision par l'assureur dès que les constatations médicales permettent d'envisager que l'état de la victime nécessite un aménagement de son logement ou de son véhicule ou la présence d'une tierce personne." L'amélioration est notable, mais en pratique les victimes obtiennent souvent des provisions, et d'autant plus lorsqu'elles sont assistées. Enfin, l'article 9 "allonge de 15 à 30 jours le délai de dénonciation de la transaction concluant la procédure amiable, le délai actuel étant considéré comme trop court dans certains cas pour permettre à la victime de prendre la décision appropriée. Les dispositions de cet article améliorent le droit des victimes.

Il est certain que, dans un projet de loi qui tend à améliorer une loi vieille de près de 30 ans, on ne peut pas tout prévoir. Mais il est tout aussi certain que l'on ne peut pas, sous couvert d'amélioration, causer une grave atteinte à la réparation du préjudice corporel en créant un référentiel national indicatif, qui est évidemment très attendu des compagnies d'assurances. Cette proposition de loi passe sous silence un certain nombre de réformes. Le conducteur a été oublié. Or il est en général une victime qui voit souvent sa responsabilité invoquée et retenue, ce qui limite son droit à indemnisation. Une amélioration de sa condition pouvait être discutée, or elle n'est même pas évoquée.

Les victimes ont besoin de chambres spécialisées dans chaque Tribunal de Grande Instance et dans chaque Tribunal administratif. Il aurait été préférable de proposer des chambres spécialisées devant toutes les juridictions, car ce sont ces chambres qui créent la jurisprudence et qui permettent une juste application du principe de réparation intégrale du préjudice corporel. Cependant, il est certain que le montant des indemnisations aurait augmenté. Aux chambres spécialisées, permettant à une victime de faire juger son dommage corporel devant des juges qui ne tranchent que ce type de litige, on a préféré un référentiel national indicatif.

Ce référentiel est d'autant plus dangereux que la proposition de loi ne vise même pas les chefs de préjudices qui seraient concernés et laisse le soin au pouvoir réglementaire d'en arrêter les modalités. Déjà j'écrivais en septembre 2006, une réflexion hélas toujours d'actualité : "Avec le référentiel, on approfondit, en catimini, la "robotisation" de l'institution judiciaire avec une limitation du pouvoir du juge contraire à la Constitution".

Les propositions qui sont faites ne sont pas fondamentales. Seul l'est le référentiel national indicatif, qui va à l'encontre des droits des victimes d'un dommage corporel. Une proposition de loi ne doit pas servir à faire réaliser des économies aux compagnies d'assurance en lésant les victimes d'un dommage corporel. Que nul ne s'égare, cette proposition de loi n'aurait pas pour effet d'améliorer les droits des victimes d'un dommage corporel ; bien au contraire, elle serait sans nul doute la première étape vers un démantèlement d'un droit qui mit plus de 25 ans à se construire.

Catherine Meimon Nisenbaum,
Nicolas Meimon Nisenbaum,
Avocats à la Cour,
Janvier 2010.

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