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Barème ou reférentiel : du pareil au même


Le Pouvoir Exécutif se prononce contre la barémisation tout en étant favorable aux référentiels indicatifs. Au risque de limiter la réparation intégrale du préjudice corporel et la compensation du handicap.

 

Barème ou reférentiel : du pareil au même

Maître Catherine MEIMON NISENBAUM (Yanous.com - Septembre 2006 - Les annonces de la seine 12/10/2006 N°63)

Les compagnies d'assurances estiment qu'il existe des différences entre les montants des indemnisations octroyées par les diverses juridictions dans le cadre de la réparation d'un dommage corporel. Pour remédier à ce déséquilibre, elles préconisent une barémisation sous la forme d'un référentiel uniforme pour toute la France. Ainsi, sans oublier leur finalité de faire des bénéfices, les compagnies d'assurance s'érigent en justicier. On est bien sûr en droit de s'interroger sur leur motivation dans la défense d'une indemnisation légitime des personnes en situation de handicap. Les compagnies d'assurances connaissent les statistiques : que ce soit le coût moyen d'un accident selon son degré de gravité, qu'il se termine par une transaction ou par une décision judiciaire. Ainsi, il y a tout lieu de croire que leur proposition de référentiel uniforme est d'abord motivée par la volonté d'enrayer la hausse du montant des indemnisations dont le poids pèse sur leurs résultats d'exploitation. Ce poids croissant des indemnisations sur les résultats des régleurs est en effet la conséquence directe de l'indemnisation des victimes, qui obtiennent des tribunaux une réparation de plus en plus juste en raison de l'application du principe fondamental de la réparation intégrale du préjudice corporel consacrée, à maintes reprises, par la Cour de Cassation.

Cependant, le Ministre Délégué aux personnes handicapées, le 8 juin 2006, et le Ministre de la Justice, le 20 juin 2006, (réponse ministérielle J0 du 20/06/2006) ont fait savoir que s'ils étaient opposés à la barémisation stricte, ils étaient cependant favorables aux référentiels indicatifs. Le Ministre de la Justice précise : "En vue de l'amélioration des conditions d'indemnisation des victimes, la Chancellerie s'attache notamment, parmi les travaux en cours, à la mise en oeuvre des moyens susceptibles de favoriser l'harmonisation de la jurisprudence sans qu'il ne soit porté atteinte à la liberté d'appréciation du juge. En considération de cet objectif, la mise en place d'un référentiel des montants alloués par les cours d'appels en cas de dommage corporel fait actuellement l'objet d'une étude approfondie". Or, il n'existera pas, à l'usage, une grande différence entre ces deux notions, barème et référentiel. D'un côté, un barème qui donne à l'avance des évaluations qui s'imposent au juge; de l'autre, un référentiel qui préconise à l'avance des évaluations qui sont "indicatives", des références dont le juge peut s'inspirer pour prendre sa décision, entre un chiffe plafond, un chiffre plancher et un chiffre médian.

Trois critiques majeures doivent être soulevées à l'encontre de ce projet. Tout d'abord le référentiel, en tant qu'incitation à appliquer des références, enlève naturellement au juge sa totale liberté d'interprétation des évaluations : le juge serait mis en liberté surveillée ! Ces référentiels - quel que soit le nom qu'on leur donne - ont pour objectif, en définitive, d'uniformiser la jurisprudence. Le juge devra donc tenir compte, in fine, de ce souhait et sera tenu, de fait, à rester proche de ces références. On suggère donc au juge de se référer à un référentiel indicatif alors que le libre pouvoir du juge en matière d'indemnisation doit rester la règle. Ensuite, pour le pouvoir exécutif, il s'agit, certes, d'harmoniser la jurisprudence par la mise en place de référentiels mais cette intervention probable du pouvoir exécutif ne respecte pas le principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs. Enfin, ce projet de référentiel constitue une menace pour le principe fondamental de la réparation intégrale du préjudice corporel consacré par la Cour de Cassation. Il est contraire au principe de compensation édicté par la loi du 11 février 2005, et à l'individualisation des cas d'espèce, essentielle en la matière.

Avec le référentiel, on approfondit, en catimini, la "robotisation" de l'institution judiciaire avec une limitation du pouvoir du juge contraire à la Constitution. En fait, la baisse des indemnisations souhaitée par les régleurs a déjà commencé par la mise en place en 2005 du référentiel indicatif de l'Office National d'Indemnisation des Accidents Médicaux (ONIAM) créé par la loi du 4 mars 2002 sur les droits des malades. Cependant, et contrairement aux domaines couverts par les projets actuels, le référentiel de l'ONIAM ne s'applique pas en cas de désaccord devant le juge du contentieux. Or il en sera différemment à l'avenir si ce projet de référentiels est retenu. La discussion, cette fois-ci, concerne directement le Pouvoir Judiciaire que l'on veut réglementer, ce qui ne peut être accepté en l'état.

Pourquoi cette radicalisation ? S'il existe effectivement certaines décisions marginales dans un sens ou dans l'autre, il serait regrettable et dommageable d'essayer de supprimer ces excès par une "robotisation" de la justice. Et en définitive, les régleurs en tireraient un total avantage, dans la mesure où le référentiel consacrerait, en fait, une indemnisation sacrifiée allant à l'encontre de personnes vulnérables. Aujourd'hui, la proposition de référentiel semble ne concerner que l'Incapacité Physique Permanente, le préjudice esthétique et les souffrances endurées. Or ce ne sont pas ces préjudices qui coûtent cher et il y a donc tout lieu de craindre que cette réglementation sera progressivement étendue aux autres chefs de préjudices, telle la tierce personne, et ce pour la finalité de l'opération.

Par ailleurs, la question se pose, pour l'avenir, de la nature de la réactualisation des référentiels lorsque n'existera plus qu'une jurisprudence référencée. La richesse de la jurisprudence est, par essence, d'évoluer; dans ce cas, elle sera naturellement figée, comme standardisée. Pourquoi, avant de prendre de telles mesures, ne pas avoir d'abord désigné une commission parlementaire afin de vérifier si les "bonnes et mauvaises décisions" sont judiciaires ou administratives, sur quel poste de préjudices s'exercent ces différences, et surtout quel est le nombre de "bonnes et de mauvaises décisions" ? En existerait-il vingt bonnes pour une mauvaise ? Doit-on ruiner l'institution judiciaire en nivelant par le bas les indemnités par le biais de référentiels, parce que les "bonnes décisions" coûtent cher aux régleurs ?

Cet audit parlementaire n'a pas été mené, et pourtant la loi Badinter du 5 juillet 1985, qui régit les accidents de la circulation, prévoyait en son article 26 une publication périodique devant rendre compte des indemnités fixées par les jugements et transactions, sous le contrôle de l'autorité publique. Depuis 21 ans, cette partie de la loi n'a pas été appliquée ! Pourquoi cette publication des indemnités n'a-t-elle pas été réalisée sous le contrôle de l'autorité publique avant de préparer cette nouvelle réglementation ? De leur côté, les assureurs, avec l'AGIRA (Association pour la Gestion des Informations sur le Risque Automobile), viennent de publier un premier rapport en octobre 2005 sur les dossiers réglés en 2003, portant sur 21.625 transactions et décisions de justice, qui est très préoccupant. En effet, les références AGIRA qui sont données par les assureurs sont basses.

Au total, on ne peut manifestement pas prôner la défense du principe de la réparation intégrale lorsque l'on demande au juge de s'inspirer de "références indicatives" ! Est-ce ainsi que l'on reconnaît l'excellent travail des professionnels qui ont rendu et obtenu ces décisions qui sont l'honneur de notre Justice ? Si le souhait ultime consiste à mettre sur un pied d'égalité toutes les victimes du point de vue du montant des indemnisations, il faudrait plutôt commencer par la transformation de la formation du monde judiciaire. Puisqu'il semble s'agir d'une exigence d'équilibre et d'équité, ne faudrait-il pas plutôt, pour obtenir une justice plus équilibrée qui réponde aux besoins spécifiques des personnes en situation de handicap, tenir compte de l'évolution du coût de la vie ? Ne faudrait-il pas développer des formations qui permettraient d'éviter que ces quelques décisions dites "mauvaises" n'enrayent l'institution ? Mais tout cela ne répond pas aux objectifs des régleurs.

On parle de "bonnes juridictions" ou de "bonnes décisions", mais ce sont aussi peut-être des juridictions qui se sont auto-formées, notamment au contact des experts, des médecins, en participant à des colloques, à des diplômes interuniversitaires concernant le handicap, pour juger en connaissance de cause. Il faut aussi tenir compte que les juges ne peuvent pas statuer ultra petita, et que certains chefs de demandes sont omis ou incomplets. C'est pourquoi, dans un souci de formation adaptée, certains barreaux, notamment le barreau de Paris, ont créé un champ de compétence en réparation du préjudice corporel : c'est un examen que doit passer l'avocat qui souhaite obtenir une spécialisation en la matière. De plus, les avocats doivent suivre une formation continue obligatoire à raison de 20 heures par an. Dans le même esprit, de nombreuses commissions de formation ont été créées, notamment pour les indemnisations du préjudice corporel. Ne faudrait-il pas aussi que le Ministère de la Justice développe l'accès aux décisions de justice en la matière, pour une meilleure connaissance de celles-ci ?

Enfin, doit-on sacrifier les très nombreuses "bonnes indemnisations" qui ont permis aux victimes de vivre dans la sécurité et la dignité alors qu'un audit légal n'a pas été réalisé, que la formation des acteurs judiciaires est insuffisante pour ne pas dire inexistante, qu'il existe trop peu de chambres spécialisées ? On ne peut pas oublier en effet que, pour les personnes en situation de handicap, les indemnités allouées sont non seulement nécessaires mais souvent vitales. De plus, dans bien des domaines, les tribunaux rendent des décisions très différentes sur tout le territoire en matière d'indemnisation et autres. Alors pourquoi vouloir instaurer des référentiels indicatifs uniquement pour les personnes en situation de handicap ? Déjà, pour faire droit au lobby des assurances, la Jurisprudence Perruche de la Cour de Cassation a été sacrifiée. Va-t-on maintenant sacrifier pour les mêmes raisons le principe de la réparation intégrale du préjudice corporel élaboré par le long travail des Tribunaux et Cours d'Appel et consacré à maintes reprises par la Cour de Cassation ?

Il faut choisir entre les difficultés des régleurs, le défaut de formation, et le légitime droit des victimes d'être indemnisées en application des principes de la séparation des pouvoirs, de la réparation intégrale du préjudice corporel, du respect de la compensation édicté par la loi du 11 février 2005, et de l'individualisation des cas d'espèce qui est essentielle s'agissant de l'être humain.

Catherine Meimon Nisembaum,
Avocate au Barreau,
Septembre 2006.

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